I. Le capitaine Pontaubry

« Attends ! Attends, polisson ! Je m’en vais t’aider à arracher des crins à la queue de mon cheval !

— Mais, monsieur Pontaubry, je vous jure….

— Et il faut que tu mentes encore ! Comme si je ne t’avais pas vu, vu de mes propres yeux ! »

Comment M. le capitaine Pontaubry pouvait-il m’avoir vu faire une chose que — je le jure encore ! — je n’avais pas faite ?

Nous nous trouvions au milieu des bois de Saint-Roch, devant la gaie maisonnette qui portait aussi le nom de ce saint ; je jouais je ne sais plus à quel jeu avec Tony de Marson, Henri de Forges et Digeaux, sous le magnifique hêtre qui ombrageait alors cette clairière ; à côté de nous, il est vrai, Rossinette, la jument du capitaine, était attachée et broutait ; mais, pour rien au monde, je n’aurais voulu m’approcher d’elle de trop près, ni surtout lui tirer quoi que ce fût : j’aurais eu trop peur de recevoir une ruade.

Et, à vingt pas de là, planté sur le seuil de la maisonnette, en compagnie d’Armand et de Frédéric de Marson, de Paul Vauthier, d’Adolphe Mesnil, de Joseph Pernot et autres « grands », M. Pontaubry continuait sa mercuriale.

« Voilà longtemps que je me doutais que c’était toi, petit vaurien ! Que je t’y prenne encore ! Tu peux compter que je t’allongerai les oreilles ! »

Je n’avais même plus la force de protester de mon innocence : j’étais atterré. Pour comble, tout l’entourage du capitaine se gaussait de moi et riait aux éclats.

Il faut vous dire qu’il y avait certain semblant de vérité dans cette accusation de M. le capitaine en retraite Pontaubry. Nous ne venions pas chaque jour au bois uniquement pour couper des baguettes, grimper aux arbres, nous rouler sur l’herbe ou jouer à cache-cache ; tous, plus ou moins, nous nous occupions de ten­dues[1], nous confectionnions des raquettes[2] et des rejauts[3], et contribuions de notre mieux, hélas ! selon une imprévoyante et barbare coutume de la contrée et de l’époque, à la destruction des oiseaux. Or, pour fabriquer cette sorte de pièges appelés rejauts chez nous, dans la Meuse, et rejetoirs[4] en bon français, il faut du crin, et, la veille ou l’avant-veille, j’avais précisément demandé à Paul Vauthier et aux deux grands Marson de vouloir bien m’en donner quelques mèches, requête qu’ils n’avaient eu garde d’exaucer. Comme ils soupçonnaient que je cherchais à m’en procurer, ils avaient trouvé très spirituel et très drôle d’insinuer à M. Pontaubry que c’était au détriment de la queue de son cheval, et ils avaient si bien réussi que l’excellent capitaine allait jusqu’à prétendre m’avoir vu, « vu de ses propres yeux ».

Et notez, pour surcroît, qu’il reconnaissait lui-même que sa vue baissait, qu’à distance il se méprenait, commettait de fréquentes confusions….

J’en avais la preuve.

Armand et Frédéric de Marson, Vauthier, Maucroix, Marchal, Surlanges, tous ces grands garçons de dix-sept ou dix-huit ans, ne savaient d’autre part qu’imaginer pour nous faire pièce, à Digeaux, à Maginot, à Guerpont et à moi, qui ne comptions encore que dix ou douze printemps, et se débarrasser de nous. Car nous les gênions, ces messieurs. Quelle confiance pouvait-on avoir en des « moutards » de notre espèce, qui répètent tout ce qu’ils entendent et racontent tout ce qu’ils voient ? On n’osait rien dire, pas même fumer en notre présence. A peine toléraient-ils dans leur illustre compagnie Tony de Marson, tant par égard pour ses frères qu’en considération des deux années qu’il avait de plus que nous.

Honteux de l’injuste algarade que m’avait faite M. Pontaubry, j’abandonnais les tendeurs qu’il fréquentait régulièrement, et je m’attachais aux pas de Henri de Forges, dont la grand’maman, Mme Michel, possédait un bois situé aussi dans la forêt du Haut-Juré, à Saint-Roch.

Forges était de beaucoup mon aîné cependant ; il appartenait à la même classe — rhétorique ou logique — que Pernot, Marchal, Colin, Vauthier et Armand de Marson ; partant, c’est avec eux qu’il aurait dû frayer. Mais c’était un élève quelque peu taciturne et sauvage et qui faisait volontiers bande à part. Il me laissait néanmoins l’accompagner sans me rabrouer, me témoignait toujours au contraire beaucoup de douceur et de complaisance, et j’ai gardé de nos promenades forestières et de nos tournées dans ses tendues le meilleur souvenir.

Grand, mince et robuste, bien découplé, Henri de Forges était d’une agilité surprenante. Il avait la passion de la chasse aux vipères, et je le vois encore, comme nous côtoyions la lisière rocheuse d’un taillis, près de la Croix-Rouge[5], par une brûlante après-midi de septembre, s’arrêter net, en étendant le bras pour m’empêcher d’avancer.

« En voilà une ! Attention ! Ne bouge pas ! ! ! »

Et, sans autre arme que son mouchoir, il s’élançait à la poursuite du dangereux reptile, que notre approche avait éveillé, se baissait et plongeait dans le taillis, puis en ressortait bientôt, triomphant et radieux, levant en l’air son trophée — la vipère, qu’il tenait fortement serrée par le cou, entre le pouce et l’index.

Jamais je n’ai oublié cette scène.

Comme sa grand’mère, Mme Michel, qui, l’hiver même, sauf les temps de grosses neiges, passait toutes ses journées au bois, assise, son journal ou son aiguille en main, devant sa maisonnette, Henri de Forges adorait le calme qui règne sous ces vertes voûtes, cette solitude enchanteresse, embaumée de vivifiantes senteurs et sans cesse égayée par le gazouillis des oiseaux, le bruissement des insectes — voire le sifflement des vipères.

Le plus souvent Mme de Forges et ses deux filles tenaient compagnie à Mme Michel : encore un motif pour moi de quitter Tony de Marson et ses frères, la bande des « grands », pour me faufiler tantôt seul, tantôt avec Digeaux, Guerpont ou Maginot, dans le sillage et sous la tutelle de Henri de Forges et de sa grand’mère. Les sœurs de Henri, qui étaient jumelles, avaient à peu près mon âge ; elles étaient élevées rustiquement, à la dure, comme de vrais garçons, et que de courses endiablées, de bonnes parties nous faisions dans toutes les sentes, les tranchées et places à four­neau[6] de ce coin de forêt !

Quand, fatigués de galoper et de nous pourchasser, nous regagnions, tout en nage, la maisonnette, ou lorsqu’une pluie soudaine, une ale­vasse[7], nous forçait à nous y réfugier, Mme Michel avait toujours en réserve, outre notre collation de pain et de fruits habituelle, une multitude de belles histoires à notre intention, d’attrayants détails à nous conter sur les caractères et les propriétés des plantes qui nous entouraient, sur les mœurs des volatiles, reptiles ou insectes que nous pouvions rencontrer, sur toute la flore et la faune de nos bois. Ou bien encore elle nous apprenait et nous aidait à jouer aux charades, aux devinettes, à :

Cherche, cherche, macuson,
T’es bien loin de ta maison !

Elle allait même jusqu’à nous chanter et nous faire chanter des chansonnettes, et, de préférence, — comme pour aller au-devant de la plai­santerie, narguer la raillerie, — la célèbre complainte consacrée à son homonyme :

C’est la mer’ Michel qui a perdu son chat,
Qui cri’ par la fenètr’ qui est-c’ qui lui rendra.
L’ compèr’ Lustucru lui a répondu :
« Allez, mèr’ Michel, vot’ chat n’est pas perdu ! »

Et comme elle riait de bon cœur de ces doléances et sarcasmes adressés à sa devancière infortunée, à la vraie « mère Michel » !

Ses deux petites-filles, dont j’ai oublié ou n’ai plutôt jamais su les véritables prénoms, étaient appelées par tout le monde et couramment Go et Coco, sobriquets dont je ne me charge certainement point de vous dévoiler l’origine ni le sens. Elles étaient jumelles, comme je vous l’ai dit, et offraient entre elles la plus étonnante et la plus embarrassante ressemblance. C’étaient la même taille, les mêmes yeux bleus, les mêmes bonnes grosses joues vermeilles, les mêmes cheveux châtain clair. Notez qu’en outre elles étaient invariablement et identiquement vêtues l’une comme l’autre, portaient la même robe de cotonnade bleue pointillée de blanc, le même col plat tout uni, le même ruban de velours noir autour de la tête ou la même résille. Si bien que je n’ai jamais pu parvenir à distinguer l’une de l’autre Go et Coco, et qu’à tout moment il m’arrivait de dire à celle-ci ou à celle-là : « Est-ce toi ou ta sœur qui m’as demandé cela ? Est-ce à toi ou à ta sœur que je parle ? »

Mais revenons à M. le capitaine en retraite Pontaubry, dont les admonestations m’ont causé jadis si grande honte et qui était renommé dans notre petite ville de Popey par ses mésaventures de chasse.

Originaire de la Ville-Haute de Popey-sur-Ornain, M. Achille Pontaubry, après avoir longtemps guerroyé en Afrique et conquis là-bas ses épaulettes, était revenu manger sa pension au pays natal, où il avait vite renoué avec d’anciens camarades.

Peu de temps après son retour, il fut invité par l’un d’eux, riche propriétaire des environs, à prendre part à une battue de sangliers. M. Pontaubry accepta de grand cœur et fit immédiatement emplette d’un fusil, un superbe lefaucheux, qu’il se mit en devoir d’essayer. Il possédait, sur le chemin de Saint-Roch, à l’orée du plateau des Roches, un petit bois entouré de vignes, où les grives abondaient. Il s’y rendit, et comme il venait de brûler ses premières cartouches, sans d’ailleurs rien abattre, un certain Coquillard, qui demeurait tout près de là, dans une bicoque perdue au milieu des champs, et vivait moins de son métier de tisserand que de ses maraudages, braconnages et rapines, attiré par ces soudaines détonations, s’avança à pas de loup vers notre chasseur. Dès que celui-ci l’aperçut, Coquillard lui fit signe, avec la plus expressive mimique, de ne plus tirer, de ne pas faire de bruit.

« Qu’y a-t-il donc ? demanda le capitaine.

— Pchttt ! Pchttt ! ! susurra l’autre, toujours avec d’impérieux gestes et en continuant de s’avancer sur la pointe des pieds. Voulez-vous tuer un beau lièvre, m’sieu ? reprit-il d’une voix étouffée, à peine distincte, lorsqu’il fut arrivé sous le nez de M. Pontaubry. J’ai votre affaire…. Il y en a un de gîté dans mon carré de choux…. Là !… tout près ! »

M. Pontaubry d’emboîter le pas aussitôt à ce complaisant personnage, et tous les deux de se glisser le plus doucement possible vers la lisière du bois, à portée dudit carré de choux.

« Tenez, le voyez-vous ? murmura Coquillard.

— Où donc ?

— Derrière ces groseilliers…. Tenez ! Tenez ! Mais tirez donc, sapristi !

— Je ne vois rien !

— Oh ! si c’est permis !… Vous n’apercevez pas ses oreilles qui pointent, qui remuent ? Tenez ! tenez !

— J’ai beau écarquiller les yeux…. Derrière les groseilliers, vous dites ?

— Oui, un peu sur la droite….

— Décidément non, je ne vois pas !

— Prêtez-moi votre fusil une seconde ; je m’en vais vous le jeter bas, moi, cet effronté ! Bien entendu, ce sera pour vous, je n’ai rien à prétendre…. Ne bougez pas de place ! Je vais me couler clans le fossé…. Ça me sera plus facile pour l’ajuster. »

Et Coquillard, qui s’était emparé de l’arme, descendit avec précaution dans la longue tranchée.

Mais c’est en vain que M. Pontaubry attend le bruit de la détonation ; rien ne vient interrompre le silence. Qu’est-ce à dire ?

Étonné, quelque peu inquiet même, il s’avance à son tour jusqu’au fossé, y plonge les regards….

Vide ! Personne !

Par où le détenteur du fusil a-t-il bien pu disparaître ?

M. Pontaubry court à l’extrémité de son bois, jusqu’au milieu de la route qui le longe, mais, à droite comme à gauche, il n’aperçoit pas plus son homme qu’il ne distinguait tout à l’heure le lièvre dans le carré de choux. Il s’élance vers l’autre extrémité, du côté des vignes, rien non plus. Il franchit alors le fossé, pénètre dans le terrain de Coquillard et s’en va heurter à la porte de sa masure, heurter à coups redoublés…. Pas de réponse !

« Diantre, mais !… se dit-il en fronçant les sourcils. Un fusil tout neuf ! qui m’avait coûté 350 francs ! Sac à papier ! ! ! A moins que ce ne soit une farce que ce brigand-là ait voulu me jouer ! Je m’en vais peut-être bien le retrouver chez moi, mon fusil ; il va me le rapporter…. Oui, c’est cela ! Ce n’est qu’une plaisanterie, une mauvaise plaisanterie, soit, mais ce n’est pas sérieux ! »

Hélas ! si, capitaine, c’était tout ce qu’il y a de plus sérieux, et force vous fut bien d’en convenir le soir même, en rentrant dans vos pénates.

Et le lendemain matin, vous alliez faire votre déclaration à M. le commissaire de police Poustor. Le braconnier Coquillard était arrêté, conduit à la prison de la place Saint-Pierre, puis déféré à la justice.

Mais alors, et pour comble, les choses changèrent absolument de face ; Coquillard fournit la preuve d’un alibi et démontra victorieusement son innocence.

« Cependant il vous ressemblait bien, mon voleur ! Oh ! il vous ressemblait bien ! s’exclamait sans relâche le désolé capitaine, dont la vue, dès cette époque déjà sans doute, n’était plus très nette, ou qui, en attendant qu’il « me vît, vît de ses propres yeux » détériorer la queue de son cheval, était déjà sujet à certaines hallucinations.

— Possible, m’sieu ! Fort possible ! répliquait l’authentique Coquillard. Mais ce n’était pas moi ! Je ne pouvais être en même temps à pêcher aux grenouilles dans les mares de Savonnières, et à vous regarder tirer des grives à quatre kilomètres de là, dans votre bois des Roches. Ça, avec la meilleure volonté du monde, ça ne se peut pas, m’sieu ! »

Et le pauvre M. Pontaubry dut encore, outre les frais du procès, payer soixante francs de dommages-intérêts au braconnier Coquillard.

Une autre fois qu’il avait tendu des collets dans ce même petit bois des Roches, le capitaine Pontaubry, en faisant sa tournée du soir, trouva un lièvre de pris.

« Bonne aubaine ! » se dit-il.

Il se baissa pour décrocher cette proie, et, n’ayant pas sa gibecière, l’enveloppa tant bien que mal dans son mouchoir.

Mais, pendant qu’il se livrait à cette opération, le lièvre, qui n’était pas mort, se ravigota et fila presto à travers bois et vignes, en emportant le mouchoir déjà attaché autour de son cou.

« Oh !… » rugit notre chasseur déconfit.

Ce n’est qu’un instant après, en regagnant son domicile, qu’il comprit, par une soudaine réflexion, la gravité de sa perte et toute l’étendue de son malheur.

Sa clé, la clé de sa porte d’entrée, se trouvait nouée dans un coin du mouchoir et en conséquence faisait actuellement partie des bagages du fuyard.

« Oh ! ! Oh ! ! ! » gronda de plus belle le capitaine, en mordillant de rage ses moustaches.

Dans le légitime dessein de faire ouvrir sa porte et de réintégrer ses lares, il courut frapper aux carreaux du serrurier Simon, dont l’atelier était situé à proximité de la Grand’Rue, au sommet de la côte de l’Horloge.

Mais c’était un dimanche et M. Simon avait fermé boutique pour aller dîner et festoyer chez ses petits-enfants.

Derechef et de plus belle encore, M. Pontaubry soupira et grinça les dents.

« Oh ! cette Ville-Haute ! On n’y trouve rien ! Les fournisseurs en prennent à leur aise et s’y moquent de vous ! Tout est pour la Ville-Basse ! Tout ! Nous ne comptons pas, nous autres ! Nous sommes sacrifiés ! Autant la supprimer tout de suite alors, la Ville-Haute, la raser d’un seul coup, comme une taupinière ! Mais oui ! ce serait plus simple au moins, plus logique, plus loyal ! »

C’était la vieille rengaine de Popey, l’éternelle rivalité de ses deux quartiers.

Mais serait-il plus heureux à la Ville-Basse ? En un jour comme celui-ci, un jour de repos, il risquait bien de rencontrer partout visage de bois.

« Ah ! misère ! Quelle ville ! Quelle ville ! »

Il n’était pas patient, notre capitaine ; il passait même pour « s’emporter comme une soupe au lait », être sujet à des accès de vivacité et de colère passablement désagréables pour ses amis et son entourage.

Ce dimanche-là il eut quelque raison de donner libre carrière à son mécontentement, sinon à sa fureur ; car, après être descendu dans la rue de Savonnières, au bas des quatre-vingts[8], et avoir en vain heurté et carillonné à la porte du serrurier-ferblantier Testevuide, il dut remonter tout seul et tout penaud ce même escalier des quatre-vingts degrés.

« Rien ! Impossible de trouver…. Oh ! quelle ville ! mon Dieu ! mon Dieu ! »

Et, après avoir longuement objurgué, pesté et fulminé, il lui fallut bien se calmer, reconnaître que ce qu’il y avait de mieux à faire c’était de ne déranger ou pour mieux dire de n’essayer de déranger personne, qu’une mauvaise nuit est bien vite passée, — et d’aller s’étendre sur une botte de paille, dans l’écurie de Rossinette.

Était-ce par suite de cette violence de caractère et de ces intempestifs bouillonnements du sang, ou plutôt et plus simplement à cause de sa mauvaise vue, je l’ignore, mais ce qu’il y a de certain, c’est que M. Pontaubry était d’une maladresse insigne à la chasse, le plus mauvais tireur de tous les nemrods de Popey. Aussi devait-il se résoudre à recourir aux lacets et collets, s’il voulait manger de son gibier : encore fallait-il qu’il empêchât celui-ci de ressusciter et de prendre la clé des champs — sans parler de la sienne propre.

Je me souviens d’une partie de chasse que nous fîmes avec lui, Maginot et moi, dans la plaine de Véel. Alfred Maginot, mon condisciple au lycée, habitait dans la Grand’Rue, presque vis-à-vis de M. Pontaubry, et sa famille était en relations fréquentes avec le capitaine. Un matin d’octobre, quelques jours avant la « rentrée », je me promenais avec Maginot sur la route de Combles, quand M. Pontaubry vint à passer, carnier au dos et fusil en bandoulière. Nous le saluâmes poliment, et — il ne m’accusait pas encore à cette époque de m’approvisionner de crin au préjudice de Rossinette, — il nous invita à l’accompagner, ce que nous acceptâmes avec joie.

« Je ne vais pas bien loin…, aux abords de Véel seulement, nous dit-il, et nous serons rentrés pour midi. Il paraît qu’il y a plusieurs compagnies de perdreaux de ces côtés-là. »

Devant nous trottait Sanspuce, un gentil épagneul à poils blancs et taches rouge-feu, que M. Pontaubry venait d’acheter au garde Gilquin.

Ce garde — encore une de mes vieilles connaissances — avait la spécialité d’élever et dresser des chiens pour les chasseurs du canton. Pauvre Gilquin ! Il est mort d’un bien horrible accident, comme je pourrai vous le conter un jour, mort asphyxié dans un terrier de renard, où il avait pénétré sans qu’on s’en doutât, et qu’on s’était mis à enfumer.

M. Pontaubry avait entrepris le panégyrique de sa nouvelle acquisition et ne se lassait pas de nous énumérer, chemin faisant, les inappréciables qualités et innombrables mérites de M. Sanspuce.

« II comprend tout, cet animal-là ! C’est la première fois que je l’emmène seul avec moi, mais dès qu’il m’a vu décrocher mon fusil, il s’est mis à japper de plaisir et à gambader comme un fou. S’il avait pu parler…. Ah ! il ne lui manque vraiment que la parole, c’est le cas de le dire ! Vous ne croiriez pas qu’il y a huit jours il a arrêté un cheval emporté ?

— Où donc ?

— Comment cela, monsieur Pontaubry ?

— Le cheval de Fritz, le brasseur. Oui, il partait tout seul, au grandissime galop, allait dégringoler la côte des Prêtres, quand Sanspuce lui a sauté à la bride et n’a plus voulu le lâcher !

— C’est précieux, une bête comme ça ! s’écria Maginot.

— Je crois bien ! Ça n’a pas de prix ! repartit le capitaine. Et si vous l’aviez vu chasser avec Gilquin ! Ah ! superbe, merveilleux, mes petits amis ! Jamais de fausse piste ! Rien qui le détourne de sa voie — de son devoir ! Ah ! il s’y entend, à les dresser, les chiens, le père Gilquin ! Il n’y a que lui vraiment !

— C’est ce qu’on dit partout, monsieur Pontaubry, assurai-je.

— N’est-ce pas ? Il n’y a qu’un avis là-dessus ! »

Tout à coup, comme nous atteignions l’embranchement de la route de Véel et allions nous engager dans le bois, Sanspuce fit lever un lièvre et le dirigea, le lança si bien, avec tant d’esprit et de ruse, qu’il le contraignit à filer de notre côté et passer à quelques mètres de nous.

M. Pontaubry épaula son arme.

Pan ! pan ! Deux coups retentirent.

Mais le lièvre courait toujours.

Alors Sanspuce, abandonnant la partie, revint vers son maître, s’assit devant lui et le considéra fixement, d’un air quasi ébahi et inquiet, triste et soupçonneux, un air qui semblait dire :

« Comment, tu le rates ? Quand je l’amène à ta portée, te le pousse dans les jambes, quand il n’y a qu’à tirer ! Mais quel chasseur es-tu donc ? »

Nous reprîmes notre marche.

A la sortie du bois, dans les premières éteules de la plaine, de nouveau Sanspuce donna de la voix, et nous vîmes s’envoler une caille, — toujours dans notre direction.

M. Pontaubry tira, mais sans plus de succès que tout à l’heure.

L’épagneul ne se borna pas alors à se planter devant son maître et à le contempler avec chagrin et défiance, il se mit à tourner lentement autour de lui, en grognant et secouant la tête, et à le regarder en dessous, le reluquer de tous les côtés, curieusement, étrangement, avec honte et pitié, stupéfaction et indignation.

« Non ! On n’est pas maladroit à ce point-là ! semblait-il ruminer. Pas possible ! Qu’est-ce que c’est que ce maître que le sort m’a infligé ? Qui m’a affublé de cette mazette ? Je n’ai pas mérité un tel affront ! Je fais bien mon métier, moi ; c’est lui qui ne sait pas le sien ! »

Oui, c’était un chien bien intelligent et admirablement dressé que ce Sanspuce ! Et il avait alors une si drôle de mine, il semblait si ennuyé, dépité et furieux contre M. Pontaubry, que Maginot et moi, nous nous mordions les lèvres pour ne pas éclater de rire.

« Tu n’as pas bientôt fini de me regarder et de virer comme ça autour de moi ? Allons, oust ! Oust ! je te dis ! » cria M. Pontaubry, qui était encore plus vexé et mortifié et surtout plus rageur que son chien.

Sanspuce, qui avait bon caractère et ne demandait qu’à se rapatrier avec son maître et lui restituer son estime, se remit en quête, et, à cinq cents pas de là, fit partir — partir à belle[9] — une compagnie de perdreaux, sur laquelle M. Pontaubry lâcha, mais encore sans le moindre résultat, ses deux coups de fusil.

Cette fois Sanspuce n’en demanda pas davantage, et, laissant M. Pontaubry continuer le cours de ses exploits, il fit volte-face, et, sans rien vouloir entendre, reprit délibérément et au petit trot le chemin de la ville.

Nous nous tordions de rire, Maginot et moi ; impossible d’y résister plus longtemps.

Alors voilà M. Pontaubry qui s’en prend à nous, qui nous traite de « petits imbéciles ! petits insolents ! » et déverse sur nous toute sa mauvaise humeur.

Maginot, qui s’était chargé de son carnier, s’empresse de l’enlever et de le lui rendre, ou, plus exactement, de le lui jeter dans les jambes, et nous nous sauvons à travers champs et bois, à la suite de Sanspuce. Nous finissions par craindre que, dans sa fureur, M. Pontaubry ne s’avisât de nous mettre en joue. Il est vrai qu’il visait si mal !

Quant à Sanspuce, jamais plus il ne voulut chasser avec cet indigne maître. Volontiers il accourait pour l’escorter, lorsqu’il le voyait prendre sa canne et s’en aller simplement en promenade ; mais M. Pontaubry se munissait-il de son fusil, avait-il bouclé ses guêtres et endossé sa gibecière, le judicieux toutou lui brûlait la politesse et filait à l’anglaise, invariablement et imperturbablement.

Il fallut le rendre à Gilquin.

Deux fois seulement M. le capitaine Pontaubry fit preuve d’adresse et « abattit sa pièce ».

La première fois, c’était en revenant de Saint-Roch et en longeant cette vaste esplanade plantée d’énormes tilleuls — le pâquis — proche de notre maison. Il entendit caqueter et pin­cher[10] dans les branches qui retombaient sur le chemin et reconnut aussitôt le cri particulier, le cajole­ment[11] du geai.

Un geai à cet endroit, presque dans la ville et au-dessus des toits ?… M. Pontaubry n’en croyait pas ses oreilles.

« Il a de l’aplomb, celui-là ! » pensait-il.

Et, tout en armant son fusil, il cherchait à apercevoir l’impudent et criard personnage.

Au moment où le geai, le jack ou jacques[12], comme on dit chez nous, sautillait d’une branche sur une autre, M. Pontaubry l’aperçut, l’ajusta, et, du premier coup, par le plus grand des hasards, le fit choir dans l’herbe qui bordait la route.

Mais jugez un peu de l’ahurissement, de l’effroi même du tireur, lorsqu’en se baissant pour ramasser sa victime, il entendit celle-ci prononcer distinctement et lugubrement ces paroles :

« Pauvre Jacques ! Pauvre Jacques ! O le pauvre Jacques ! »

C’était un jacques apprivoisé — mais non ensorcelé — à qui son maître, le père Antoine, dont je vous parlerai plus tard, avait appris à articuler quelques mots.

Antoine, qui arrivait sur ces entrefaites, jeta les hauts cris, comme de raison, en voyant son élève en si triste posture.

En vain M. Pontaubry, encore tout ému de l’événement, répliqua que ce n’était pas sa faute, qu’il ne pouvait pas se douter….

Je ne sais comment se termina la chose, mais sûrement le capitaine dut le payer un bon prix, au poids de l’or, ce « geai savant ».

L’autre affaire fut plus grave et mit fin pour toujours aux exploits cynégétiques de notre héros.

Un soir d’été que M. Mesnil, l’avocat, et le garde Gilquin. tout en se promenant dans la Grand’Rue, s’entretenaient des ravages exercés sur le territoire de Montplonne par une harde de sangliers, et projetaient d’aller cette nuit même à l’affût de cette bande, M. Pontaubry, qui se trouvait présent, manifesta le désir de les accompagner.

« Si vous le voulez, capitaine ! » dit Gilquin sans le moindre enthousiasme, car il connaissait le savoir-faire de ce pitoyable disciple de saint Hubert.

On partit, après un copieux souper, vers minuit, de façon à arriver à Montplonne, qui est situé à deux lieues de Popey, avant le petit jour.

C’était, affirmait le garde Gilquin, le moment le plus propice pour « pincer ces gaillards-là » : il fallait profiter de leur retour du gagnage[13].

Gilquin, qui dirigeait l’expédition, conduisit ses acolytes sur la lisière de la forêt, à proximité d’un vaste champ de pommes de terre, tout particulièrement affectionné par lesdits ravageurs. Il posta M. Mesnil à un angle du bois, laissa le capitaine deux cents pas plus loin, et alla se placer à un autre angle de cette lisière.

Assis au pied d’un arbre, le doigt sur la gâchette de son fusil, M. Pontaubry prêtait l’oreille au moindre bruit et fouillait du regard le plus loin possible la semi-obscurité qui l’entourait.

Bientôt deux coups de feu, répercutés par l’écho dans toute la gorge boisée de Montplonne, éclatèrent au loin, du côté où M. Mesnil était embusqué ; puis un bruit particulier, une sorte de mugissement de vents déchaînés ou de torrent en furie, retentit toujours du même côté gauche.

Plus que jamais, M. Pontaubry ouvrit l’œil et affermit son lefaucheux dans ses mains.

Mais un autre bruit se rapprochait de notre chasseur,… ou peut-être était-ce le même, la même course folle des redoutables pachydermes.

Une masse noire apparut, se dirigeant à fond de train sur lui.

« Attention ! » se dit-il.

Pan !

L’animal bondit en arrière, tourna sur lui-même….

« Touché ! »

Pour plus de sûreté, M. Pontaubry lui décocha un second coup. Puis, voyant que la bête ne remuait plus, il quitta son poste et s’avança lentement, prudemment. Le garde Gilquin, après ces deux détonations, ce « doublé », qui avait subitement interrompu ce bruit de course impétueuse, abandonna aussi sa place et rejoignit le capitaine.

Là, devant eux, au milieu du champ de pommes de terre, la masse noire gisait sans mouvement. On l’entrevoyait à la timide et grisâtre clarté de la prime aube.

Mais, avec ces bêtes-là, un brusque réveil, un dernier et terrible retour, est toujours à craindre ; aussi le capitaine glissa-t-il deux nouvelles cartouches dans son fusil et se tint-il sur la défensive.

« Il est bien mort, allez ! pronostiqua Gilquin. Sans cela il aurait déjà foncé sur nous…. Ah ! un beau coup, monsieur Pontaubry, un beau coup ! Quand vous vous y mettez!…

— N’est-ce pas ? N’importe ! Si je lui envoyais encore cette balle ? Ça ne peut pas nuire !

— Mais…. mais,… attendez donc ! exclama Gilquin en changeant de ton et abaissant l’arme du capitaine. Mais… qu’est-ce que c’est que cette bête ? Qu’est-ce que vous avez fait là, mon Dieu ! »

Car, à mesure qu’ils approchaient de la masse noire, ils la voyaient se transformer. Ils distinguaient des jambes en fuseau, qui ne ressemblaient en rien aux pattes d’un ragot, une fine tête sans groin ni défenses….

C’était un cheval, un joli poulain à la robe d’ébène, qu’on avait mis au vert, laissé en pacage dans les environs, et qui, effrayé par la harde de sangliers qui était passée à portée de M. Mesnil, avait brisé la palissade de son parc, et s’était, pour son malheur, lancé ventre à terre droit vers le capitaine.

Ce tragique quiproquo produisit un double résultat : il amena d’abord la cession, à titre d’indemnité et en sus d’un billet de cent francs, de la jument Rossinette au propriétaire du poulain si malencontreusement massacré ; il décida ensuite M. Pontaubry à renoncer définitivement aux « plaisirs » de la chasse et clôtura ainsi la liste de ces mémorables faits d’armes.

D’ailleurs quelques mois après cette dernière prouesse, le capitaine Pontaubry fut frappé d’une attaque d’apoplexie. Une seconde attaque lui survint l’année suivante, et alors il ne quitta plus sa chambre, sa petite chambre du rez-de-chaussée, ne se leva plus de son fauteuil. En montant ou descendant la Grand’Rue, je l’apercevais assis là, dans l’embrasure de sa fenêtre grande ouverte, regardant fixement devant lui, l’œil atone et vitreux, la prunelle dilatée. Parfois il tenait entre les dents une de ses longues pipes de terre et essayait encore d’aspirer la fumée.

Je le saluais en passant, mais le plus souvent il ne me répondait pas, il ne me voyait pas.

Depuis longtemps je lui avais pardonné la scène du bois de Saint-Roch et ce prétendu dommage causé à la queue de Rossinette. J’avais grandi, nous avions fait la paix, étions devenus amis même, — autant toutefois que mes dix-huit ou vingt ans me permettaient de donner ce titre à un vieillard septuagénaire. Mes aînés, avec qui il se plaisait tant à se promener et converser jadis, Vauthier, Surlanges, Marchal, Colin, Joseph Pernot, les Marson, etc., appelés au loin par leurs professions, ou plus loin encore,… couchés dans le cimetière, n’étaient plus là. Volontiers il causait avec moi, m’entretenait de mes études, de mon avenir, me suggérait de salutaires projets, me gratifiait des plus judicieux conseils.

« Écrivailler des histoires dans les journaux, ça ne te mènera à rien, mon garçon, à rien du tout ! Pourquoi ne songes-tu pas plutôt à entrer à l’École polytechnique, ou tout au moins à l’École centrale, et à devenir ingénieur ? A la bonne heure ! Voilà une position honorable et sortable ! Ou bien étudie le droit, de façon à te lancer dans la politique….

— Eh bien non, cher monsieur Pontaubry, je ne regrette pas le lot que j’ai choisi. Encore aujourd’hui je suis convaincu que j’ai pris ce qui me convenait le mieux, la meilleure part. Et peut-être ces historiettes, que j’ai eu tant de plaisir à « écrivailler », ont-elles amusé quelque autre que moi ! »


Albert Cim, Entre camarades. Paris : Librairie Hachette et Cie, 1895 ; 1 vol. (269 p.), in-16 ; illustré de 36 vignettes dessinées par E. de Bergerin.
Texte retranscrit d’après le fac-similé numérique d’Internet Archive, chapitre I (pp. 1-31).


 Notes
  1.  Tendue, subst. fém. Se dit des pièges fixes ou mobiles que l’on tend aux oiseaux pour les prendre.
    Jacques-Joseph Baudrillart, Traité général des eaux et forêts, chasses et pêches, tome I, partie III, p. 650.  ↩
  2.  Raquette, subst. fém. Un des plus anciens pièges à ressort connu. Largement employé dans les provinces de la Champagne, de la Lorraine et de la Bourgogne, il est également désigné sous plusieurs autres noms : rejet, repenelle, rapace, sauterelle, volant, etc.
    Jacques-Joseph Baudrillart, Traité général des eaux et forêts, chasses et pêches, tome I, partie III, p. 615.  ↩
  3.  Rejaut, patois, variante de rejetoir, subst. masc.  ↩
  4.  Rejetoir, subst. masc. Piège composé d’une baguette de bois vert courbée, au bout de laquelle on attache un lacet, et qui, par son ressort, en serre le nœud coulant et enlève l’oiseau.
    Littré, à l’article Rejetoir ↩
  5.  Croix-Rouge, lieu-dit. Dans la forêt du Haut-Juré, à l’intersection des routes forestières de la Croix-Rouge et de la Vierge. Marque l’entrée Nord du bois du même nom.  ↩
  6.  Place à fourneau, loc. nominale. Charbonnière. Pour la fabrication du charbon de bois, emplacement où les bois sont empilés, par lits superposés, sur une aire dressée avec soin et appelée faulde, de façon à former un tas, dit meule ou fourneau, ayant la forme d’une calotte sphérique surélevée.
    Le blog Cistes Curiosus, à l’article Métiers forestiers d’autrefois ↩
  7.  Alevasse, patois, variante d’alvasse, subst. fém. Pluie torrentielle, averse.
    Mémoires de la société philomathique de Verdun, p. 109.  ↩
  8.  Les quatre-vingts degrés, lieu-dit. Bar-le-Duc. De la base de la tour de l’Horloge, un long escalier, les « quatre-vingts degrés », qui descend vers la Ville Basse.  ↩
  9.  À belle, loc. adv. Proche, à bonne portée, à bonne distance du chasseur et de son fusil.  ↩
  10.  Pincher, patois, verbe. Crier sur un ton aigu. Jeter un petit cri, comme le font la souris ou les oisillons.
    Henri Adolphe Labourrasse, Glossaire abrégé du patois de la Meuse, notamment de celui des Vouthons, p. 426.  ↩
  11.  Cajolement, subst. masc. Se dit du cri du geai.
    Wiktionnaire, à l’article Cajolement ↩
  12.  Jacques, variante de jâque, jêque, subst. masc. Geai.
    Henri Adolphe Labourrasse, Glossaire abrégé du patois de la Meuse, notamment de celui des Vouthons, p. 332.

     Jacquot, subst. masc. Geai ou pie qui parle.
    CNRS et Université de Lorraine, Tlfi, à l’article Jacquot ↩

  13.  Gagnage, subst. masc. Champs voisins de la forêt où le gibier va chercher sa nourriture.
    CNRS et Université de Lorraine, Tlfi, à l’article Gagnage ↩

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