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Chapitre X. Le philosophe Norbert

Il demeurait non loin du lycée, dans une grande maison, aujourd’hui démolie, dont il était le propriétaire et l’unique habitant. Un large porche cintré, flanqué de deux bornes chasse-roues et pavé grossièrement çà et là de cailloux pointus ou d’abrupts moellons, conduisait de la rue à une cour intérieure remplie de poules, de canards et de lapins. Sous cette voûte, à main gauche, des scions de noisetier ou de bambou, de longues gaules, des épuisettes, nombre d’engins de pêche étaient rangés sur des crochets de fer ; car, en dépit de ses quatre-vingts ans, M. Norbert était un enragé pêcheur à la ligne.

Il n’occupait que le rez-de-chaussée de sa maison, deux pièces, dont l’une, sa chambre à coucher, donnait sur la rue ; l’autre, servant de cuisine et de salle à manger, sur la cour. Les pièces du premier étage, ainsi que le vaste grenier, qui s’étendait sur tout l’immeuble, étaient, du haut en bas, garnis de rayons, tapissés de bouquins.

Ce n’était cependant pas uniquement à ses nombreuses lectures et à son savoir, ni même à ses studieuses veillées, si tard prolongées, et qui excitaient si vivement la curiosité de ses concitoyens, que M. Norbert devait cette épithète de « Philosophe » dont ceux-ci l’avaient gratifié, qu’ils avaient de longue date accolée à son nom. Il fallait plutôt en attribuer l’origine à la simplicité et la rusticité de ses mœurs, à son indépendance de jugement, de langage et d’allures, à son absolu mépris du qu’en-dira-t-on, à ses singularités et bizarreries de toutes sortes.

Une aventure, survenue bien avant que mes camarades et moi nous fussions de ce monde, mais que tous nous avons ouï maintes fois conter, montrera jusqu’où notre personnage poussait le sans-gêne et le sans-façon et quelles falotes idées pouvaient éclore dans sa cervelle.

Possesseur d’une très médiocre fortune, de douze ou quinze cents francs de rente, sur lesquels il fallait encore prélever le salaire d’un ouvrier vigneron, d’un refas-vin, car une partie de cette fortune consistait en vignobles, M. Norbert était tenu à ne pas jeter l’argent par les fenêtres, à pratiquer une économie stricte et sévère, mais dont s’accommodaient fort bien ses goûts simples et ses campagnardes habitudes.

Il se trouvait, je ne sais comment, créancier d’un marchand de bric-à-brac, d’un revendeur à la toi­lette[1], nommé Willemart, qui avait sa boutique dans la côte de l’Horloge, et dont, malgré ses réclamations, instances, suppliques ou menaces, il ne pouvait tirer un rouge liard. Force lui fut de se fâcher pour de bon, à la fin, et d’envoyer l’huissier à ce discourtois débiteur. La faillite fut prononcée et le contenu de la boutique mis en vente, à la criée.

Mais le brocanteur Willemart avait pour spécialité la location des déguisements et oripeaux de carnaval, et toute cette garde-robe, dominos, pourpoints de mousquetaires, fraises à la Henri IV, toquets à la Marie Stuart, tuniques de merveilleuse, maillots de sauvage, etc., etc., n’était pas d’une défaite facile. La presque totalité de la défroque resta pour solde au créancier. Que faire donc alors de toute cette friperie, de tout ce clinquant et ce paillon ? Comment en tirer parti ?

M. Norbert ne fut nullement embarrassé.

« C’est bien, c’est bien ! Ça servira : n’ayez crainte ! »

Et, pas plus tard que le lendemain, en effet, il s’exhibait sur la place de la Mairie dans un superbe costume de marquis Louis XIV. Le surlendemain il arborait l’habit à collet noir et à basques flottantes de l’incroyable ; le jour suivant, la culotte de peau verte et la courte veste à boutons-grelots et à revers cramoisis du postillon de Longjumeau ; ensuite la modeste blouse blanche de Pierrot ; puis la majestueuse simarre étoilée d’argent du magicien ; le chapeau en bataille et la double bosse de Polichinelle ; le manteau de Scaramouche, etc.

II en avait pour tous les goûts et pour tous les temps. Le ciel était-il bleu, le soleil resplendissant, il n’avait qu’à choisir entre le petit jupon écossais, le damier d’Arlequin, la chlamyde grecque ou la toge romaine. Faisait-il froid, vite il se drapait dans le long balandran du matamore, croisait sous le dolman les brandebourgs de sa tunique de hussard hongrois ; coiffait le schapska du lancier polonais ou le bonnet fourré du Kalmouk.

Ces fantaisies vestimentales ne manquaient pas, comme bien on pense, de provoquer les clameurs des gamins des rues et les risées de tous les passants ; notre homme ne pouvait faire un pas sans être escorté d’une meute de polissons, qui — c’est le cas de le dire — hurlaient après ses chausses. Mais, quand on est philosophe, on ne s’émeut pas pour si peu, et le stoïcien Norbert ne tournait seulement pas la tête.

La police, elle, plus susceptible, plus pointilleuse, ne tarda pas à intervenir et essaya de faire entendre raison à ce perpétuel carême-prenant[2], déguisé ce jour-là, un jour de pluie, en Fra Diavolo.

« Ah mais ! Que voulez-vous ! Je n’ai pas les moyens, moi ! Il faut bien que j’use mes affaires ! » répliqua le nouveau bandit de la Calabre.

On finit, je crois, par prendre un moyen terme et permettre à cet original d’user certaines de ses « affaires », celles qui ressemblaient le plus à des vêtements.

*

Du fonds de boutique du brocanteur Willemart il ne restait plus trace, au temps où je fréquentais le lycée et où nous nous arrêtions, mes condisciples et moi, pour écouter les historiettes du philosophe Norbert.

M. Norbert était alors presque invariablement habillé d’un veston de drap couleur poil de lièvre, qui laissait voir un gilet de cachemire à ramages ; d’un pantalon à grand pont, d’où pendait une courte et large chaîne d’acier avec sa clef de montre[3] ; et il portait, penchée sur l’oreille droite, « à la crâne[4] », une petite calotte de castor, façonnée sans doute avec quelque fond de vieux chapeau. Assis devant sa porte sur une des deux bornes de pierre, il fumait paisiblement sa pipe — une très courte pipe de terre, toute noire, qu’il tenait fichée dans le coin de ses lèvres.

A notre salut : « Bonjour, monsieur Norbert ! » il répondait : « Bonjour, mes enfants ! » Après quelques mots sur sa santé et sur le temps qu’il faisait, nous lui demandions « s’il n’y avait pas moyen d’aller voir ses livres ». C’était le prendre par son faible, et, à moins qu’il n’eût une partie de pêche de projetée, il accédait avec empressement à notre requête.

« Allons, suivez-moi, mes enfants ! »

Et nous montions le large escalier de bois à lourde rampe massive et à gros balustres de bois de chêne également, qui menait à l’étage et au grenier. Pendant des heures nous nous promenions, en compagnie du philosophe Norbert, au milieu de tous ces bouquins, qu’il avait achetés d’occasion, au poids le plus souvent, chez des épiciers ou des charcutiers de la ville. C’était sa manie depuis quarante ou cinquante ans. Des planches à peine rabotées et assemblées tant bien que mal par M. Norbert lui-même servaient de supports à ces innombrables légions de livres, la plupart reliés en veau.

« Il y a des trésors là dedans ! s’exclamait-il volontiers. Des trésors, oui, mes amis ! »

L’excellent homme s’illusionnait, comme on s’en aperçut plus tard. Les « trésors » étaient rares chez lui, très rares ; et c’est à peine si, dans les quinze ou seize mille volumes rassemblés par lui, on en trouva dix qui eussent une valeur notable. Il avait eu du moins l’avantage de ne pas les payer cher. Les mêmes ouvrages, complets ou dépareillés — dépareillés surtout ! — se retrouvaient en nombre infini. Ce qu’il y avait là de Théâtre de Corneille, d’Œuvres de Racine, de Traité des études, par M. Rollin, de Cours de Littérature, par M. de la Harpe, de Télémaque, de Fables de M. de La Fontaine, de Voyage du jeune Anacharsis,… c’est inimaginable !

Nos visites au philosophe Norbert n’avaient pas lieu seulement en dehors des heures de classe, lorsque nous revenions du lycée ; de temps à autre, en nous y rendant, nous nous laissions tenter, nous nous risquions à faire chez lui l’école buissonnière.

L’hiver, quand il faisait trop frisquet, ou que nous étions las de parcourir ces interminables rangées de bouquins, nous allions nous blottir dans la salle à manger, autour du fourneau de fonte. Sur l’un des deux trous mijotait le pot-au-feu de notre hôte ; sur le couvercle de l’autre il plaçait autant de pommes que nous étions de visiteurs, et, pendant qu’elles rissolaient à notre intention et que leur parfum emplissait la pièce, M. Norbert, qui aimait à causer et causait bien, nous contait toutes sortes d’anecdotes locales et d’aventures de son jeune temps.

L’une, entre autres, l’histoire de son arrestation, ainsi qu’il l’avait baptisée, revenait souvent sur ses lèvres : il suffisait, en effet, que l’un des assistants n’eût pas encore entendu un de ses récits, pour qu’il en donnât sur-le-champ une nouvelle audition. Pour mon compte, j’ai ouï narrer une dizaine de fois l’histoire de cette arrestation manquée.

C’était en 93, en pleine Terreur. M. Norbert, qui habitait alors Nancy, avait près de vingt ans et la tête passablement chaude. Il s’était affilié à un petit groupe de royalistes militants et collaborait avec eux à une gazette régionale, la Sentinelle du Roi, clandestinement imprimée et répandue à profusion. Néanmoins la politique ne l’empêchait pas de cultiver la pêche à la ligne, qui était d’ores et déjà sa passion dominante.

C’était sur les bords de la Moselle, à quelques lieues de Nancy, près de la colline escarpée et des pittoresques ruines de Liverdun, d’où sa famille était originaire, qu’il se rendait de préférence. Il descendait à l’auberge du père Hardouin, située au delà du village, à un carrefour de routes appelé la Croix de Malterre ; et, de la pointe de l’aube à la chute du soleil, il demeurait, sa gaule en main, perché sur un talus ou enfoui dans les herbes de la rive.

A proximité de l’auberge, au pied du large barrage du Saut du Cerf, il y avait un endroit qu’il affectionnait entre tous, une place sans égale, paraît-il, pour la pêche à la truite et à la perche. Malheureusement M. Norbert n’était pas seul à connaître ce fructueux poste ; des pêcheurs de la contrée, un certain Petit-Guénot surtout, le convoitaient et le lui disputaient avec le plus audacieux acharnement, une rage infatigable.

Grâce au voisinage de l’auberge, M. Norbert arrivait toujours le premier au bas de la fameuse digue ; et comme le père Hardouin ou sa fille avait la précaution de lui apporter ses repas, il ne risquait point de se voir débusqué, dépossédé par ses envieux rivaux.

Un matin, il s’ingéniait à promener entre deux eaux le véron[5] qui lui servait d’amorce vive, quand soudain il entendit un pas et aperçut le père Hardouin qui accourait vers lui.

« Vite, m’sieu Norbert, sauvez-vous ! Il y a des gens de la police qui viennent d’arriver à Liverdun et qui vous cherchent. Paraît qu’ils ont ordre de vous mener à Paris et de vous faire coucher ce soir à la prison de Toul. »

« Et dire, s’écriait chaque fois invariablement le philosophe lorsqu’il nous contait l’aventure, dire que ça mordait si bien ! Ah ! mes enfants !… Je pose ma ligne dans les joncs, et je détale avec le père Hardouin, reprenait-il. Chemin faisant, je lui avoue mes appréhensions. Je me savais menacé depuis quelque temps ; j’avais quitté Nancy l’avant-veille dans la nuit pour me dérober à une arrestation, et j’étais venu me cacher dans ce coin perdu. Chez moi, j’avais laissé en évidence des lettres destinées à fourvoyer mes policiers, à leur faire croire que j’avais pris la route de Strasbourg. « Personne ne m’a vu, père Hardouin, personne ne me sait ici, hormis vous et votre Hermance….

— Et Petit-Guénot, que vous oubliez, m’sieu Norbert.

— Petit-Guénot ? Alors vous supposeriez… ?

— Tout juste ! Vous savez bien qu’il ne vous aime pas. Vous le gênez ici ; c’est vous — il le crie assez haut ! — vous qui êtes cause qu’il prend si peu de poisson. Il vous jalouse, quoi ! Eh bien, m’est avis qu’il a cherché à se débarrasser de vous et n’est pas allé pour rien hier à Nancy…. Oui, m’sieu Norbert, c’est comme j’ai l’honneur de vous le dire. On a rencontré hier Petit-Guénot sortant de la Municipalité et causant avec le commissaire Andresse ; — vous savez ? celui qu’on appelle le proconsul. Qu’avait-il à lui dégoiser, je vous le demande ? Il est allé vous dénoncer, vous vendre, ce Judas, v’là la pure vérité ! Mais laissez faire ! je lui revaudrai ça ! »

Pendant que son père courait m’avertir, Hermance avait sellé et bridé Bellotte, une petite jument pommelée qui n’avait pas la goutte dans les sabots, je vous le garantis. Le brave Hardouin me glissa une poignée d’écus dans la poche, j’enfourchai Bellotte et je filai à bride abattue, par Saizerais et Dieulouard, sur Pont-à-Mousson, d’où je gagnai la frontière.

— Et Petit-Guénot, monsieur Norbert ?

— Petit-Guénot, mes enfants ? Eh bien, c’est lui qui fut arrêté à ma place, oui, je dis bien, à ma place, à ma bonne place. Vous allez comprendre. J’ai appris la chose plus tard. Lorsque, quelques minutes seulement après ma fuite, les argousins pénétrèrent dans l’auberge et s’enquirent de moi, le vieux rusé de père Hardouin les lanterna de son mieux, afin de me faire gagner du temps. « Le citoyen Norbert ? si je le connais ? Comment donc ! Parfaitement ! Tout à l’heure, en venant, vous ne l’avez pas rencontré sur la berge, en train de pêcher ? Non ?… C’est bien drôle, car il ne quitte pas la rivière…. Faut que vous soyez passés à côté,… oh oui ! pour sûr ! »

Soudain, apercevant Judas Petit-Guénot déjà installé avec sa ligne, à l’endroit même où je me trouvais un quart d’heure auparavant, à mon bon endroit habituel, au pied du barrage du Saut du Cerf : « Mais tenez, le voilà ! continua le père Hardouin. C’est lui, tout justement ! Je vous disais bien ! Il ne quitte pas le bord de l’eau…. » Petit-Guénot eut beau nier, protester, vociférer, se débattre, on lui mit les poucettes, on le hissa sur une carriole, et le soir même mon dénonciateur, devenu mon homonyme, était écroué à Toul. J’avoue, mes enfants, que la conduite du père Hardouin, dans cette circonstance, est assez… ou plutôt n’est pas très… très catholique, certes ! Nous ne devons jamais rendre le mal pour le mal. Mais ce n’est pas à moi à condamner mon sauveur, vous le sentez bien.

— Et après ? Qu’est-ce qu’on en a fait, de Petit-Guénot, monsieur Norbert ?

— Ah ! vous m’en demandez trop, mes amis. Vous voudriez bien que je vous disse qu’il est monté sur l’échafaud ? Non… ou du moins je n’en sais rien, j’espère que non. Le fait est qu’il n’a jamais reparu dans le pays. Mais c’était un triste sujet, allez, et la perte n’est pas grande. Un ignorant qui s’obstinait à pêcher au blé cuit dans des eaux courantes ! Un maladroit qui n’a jamais su ferrer proprement, même une ablette ! oui, une ablette ! ! ! Pauvre sire !… »

Le philosophe Norbert avait, sur le culte qu’on doit aux morts, des idées qui, de jour en jour, s’étaient accrues, enracinées davantage, et prédominaient en lui sur toutes les autres.

Rien ne l’avait plus sensiblement affecté, cruellement affligé, que l’irrévérente lésinerie qui avait présidé aux obsèques de son ami Mougenot, un ex-pharmacien, veuf et sans autre héritier qu’un petit-neveu. Celui-ci, qui habitait Paris et n’avait pas à redouter les commentaires et commérages de la localité, s’était borné à demander « tout ce qu’il y avait de plus simple — c’est-à-dire de plus pauvre — en fait de funérailles », et avait fait enterrer son oncle comme un indigent.

« Que cela me serve de leçon ! » s’était écrié M. Norbert indigné, et qui en cela ne faisait guère preuve de vraie philosophie.

Et, sans plus différer, il avait ajouté un codicille à son testament.

Déjà il avait eu la précaution d’acheter une concession perpétuelle, à peu près située au centre du cimetière, et d’y faire creuser un caveau et ériger une chapelle. Il avait ainsi l’avantage de pouvoir contempler de son vivant sa dernière demeure.

Il enjoignit à ses arrière-cousins de Liverdun, MM. Sauvage et Pichancourt, les seuls parents qui lui restassent, de faire célébrer à ses funérailles une grand’messe chantée par tout le clergé de la paroisse ; de payer douze petits garçons de l’hôpital pour escorter son corbillard — corbillard de première classe ; — de déposer sur son cercueil tant de couronnes ; de fournir tant de cierges ; enfin, le lendemain de la cérémonie, de verser au bureau de bienfaisance une somme de trois cents francs.

« Dans le cas où l’une quelconque de ces prescriptions resterait inaccomplie, je déclare mon legs caduc, et, au lieu et place de MM. Sauvage Achille-Ernest, et Pichancourt Philogène-Modeste-Hyacinthe, cultivateurs à Liverdun, j’institue la ville de Popey-en-Barrois mon unique héritière. »

Et, satisfait de ces ultimes dispositions, notre philosophe n’eut plus qu’à attendre tranquillement l’heure, l’heure solennelle et aussi tardive que possible, de leur mise à exécution. Ses cousins, Achille Sauvage et Philogène Pichancourt, étaient d’ailleurs d’excellentes gens, qui, pour rien au monde, n’auraient songé à enfreindre en quoi que ce soit les dernières volontés de leur parent et donateur. Ce dernier n’avait aucune raison de se méfier d’eux, et cependant oyez un peu quel vilain tour il leur joua avec son codicille !

Malgré son grand âge, M. Norbert avait conservé son amour de la pêche. Sans doute certains modes et procédés lui étaient interdits : il n’avait plus, par exemple, le jarret assez solide, la vue assez perçante, le bras assez robuste et nerveux, pour pratiquer la pêche à la mouche, qui exige un déplacement continuel, une incessante attention, un coup de poignet sec et vigoureux. Maintenant, quand il faisait le voyage de Popey à Liverdun, où il descendait tour à tour chez l’un et chez l’autre de ses cousins, et allait se poster à son ancien « bon endroit », au Saut du Cerf, il n’employait plus guère comme appât que les vers ou les sagets[6]. Il empruntait une chaise à l’auberge de la Croix de Malterre, aujourd’hui tenue par un petit-fils du père Hardouin, par « Félix Brichard, gendre et successeur de Sabatier Hardouin » ; disposait sa ligne sur deux petits piquets, de façon à n’avoir pas la peine de la garder en main constamment, mais toujours prêt à la saisir et la relever à la moindre oscillation du bouchon ; et se tenait là, assis, des après-midi entières, le dos courbé, l’œil fixé sur le liège du flotteur.

Or, un soir d’avril que la Moselle, grossie par la fonte des neiges, roulait bruyamment, tumultueusement, de larges flots frangés d’écume, et qu’il n’y avait guère de calme relatif et, partant, de pêche possible que près des bords, dans les anses, le philosophe Norbert ne rentra pas à l’auberge. On alla voir ce qu’il devenait, et l’on ne trouva plus que sa chaise et le cabas où il renfermait ses amorces et instruments.

Il avait dû, à un moment où le bouchon s’agitait, où « ça mordait fort », s’avancer trop près de la rive, se pencher et choir avec sa ligne dans les remous de l’eau profonde ; puis le grand courant du milieu l’avait attiré bientôt, entraîné et roulé dans ses abîmes.

On eut beau, des mois durant et sur un parcours de plus de trente kilomètres, faire toutes les recherches et les sondages possibles, on ne découvrit rien, et, à l’heure qu’il est, le caveau creusé près de la croix du cimetière est encore vide : le corps du philosophe Norbert n’a eu ni funérailles, ni sépulture.

Les infortunés cousins Sauvage et Pichancourt ont dû se morfondre pendant dix ans, délai juridique et obligatoire, avant de pouvoir « poursuivre la déclaration d’absence et l’envoi en possession provisoire ». Pour comble, à cette époque, la ville de Popey-en-Barrois ou sur-Ornain est intervenue, et, s’appuyant sur la non-exécution des clauses testamentaires, a revendiqué pour elle cet envoi en possession. Achille Sauvage et Philogène Pichancourt sont morts à la peine, et le procès dure encore, soutenu par leurs héritiers.

En faisant l’inventaire des meubles, livres et ustensiles contenus dans la maison Norbert, les hommes de loi ont eu l’explication des nocturnes travaux du philosophe, de ces longues veillées qui avaient si souvent jadis intrigué ses concitoyens. Dans la chambre du devant, sur la tablette d’un bureau-secrétaire, ils ont trouvé un énorme manuscrit portant pour titre : Traité pratique de la pêche à la ligne flottante.

Malheureusement, l’ouvrage, si volumineux qu’il soit, est inachevé.


Albert Cim, Mes amis et moi. Paris : Librairie Hachette et Cie, 1893 ; 1 vol. (253 p.), in-16 ; illustré de 16 vignettes d’après A. Ferdinandus et Slom.
Texte retranscrit d’après le fac-similé numérique d’Internet Archive, chapitre X (pp. 191-212).


 Notes
  1.  À la toilette (revendeur), loc. nominale. Marchand de vêtement, de parures et d’accessoires de seconde main. Fripier.
    CNRS et Université de Lorraine, Tlfi, à l’article Revendeur ↩
  2.  Carême-prenant, nom commun. Gens masqués et déguisés qui courent les rues pendant les jours gras.
    Wiktionnaire, à l’article Carême-prenant ↩
  3.  Clef de montre, loc. nominale. Petit instrument cylindrique servant à remonter le ressort ou à faire pivoter les aiguilles.
    CNRS et Université de Lorraine, Tlfi, à l’article Clef ↩
  4.  À la crâne, loc. adv. Vaniteux, prétentieux. Poseur.
    CNRS et Université de Lorraine, Tlfi, à l’article Crâne ↩
  5.  Véron, subst. masc. Vairon. Petit poisson, de la famille des Cyprinidés, au corps allongé, presque cylindrique, gris brun et vert olivâtre, marqué sur le dos et les flancs de lignes, de taches foncées, commun dans les eaux courantes de l’hémisphère nord, utilisé surtout comme appât pour la pêche à la truite.
    CNRS et Université de Lorraine, Tlfi, à l’article Véron ↩
  6.  Saget, subst. masc. Larve de phrygane. Insecte de la famille des trichoptères, utilisé comme appât par les pêcheurs. On lui donne, selon les régions, le nom de cercado, porte-bois, porte-faix, suzet, etc.
    Wikipédia, à l’article Phrygane et Miroir du Trichoptère (The Caddisfly’s Mirror), à l’article Suzet, suzée ↩