Mot-clé : « Géry »

Fil des textes - Fil des commentaires

VI. Premiers coups de fusil

Je ne sais ce qu’est devenu mon camarade René Digeaux et s’il a conservé la passion de la chasse que son père lui avait inculquée ; mais ce dont je me souviens fort bien, c’est qu’il fut le héros de deux aventures très peu faites pour encourager en lui cette passion.

M. Digeaux, le directeur de l’enregistrement et des domaines de Popey-sur-Ornain, était un chasseur acharné. Son fils n’avait pas dix ans qu’il l’emmenait trotter avec lui par monts et par vaux, battre plaines et taillis, en compagnie de ses deux beaux braques, Tom et Phanor. A l’issue d’une assez griève maladie que fit René, d’une fièvre typhoïde, je crois, et pour fêter sa convalescence, il lui acheta un petit fusil et lui en enseigna le maniement, sans oublier de lui recommander, comme bien on pense, toute la circonspection et les précautions nécessaires.

Encore souffrant et les jambes trop faibles pour entreprendre de longues courses, René se bornait à chasser dans le jardin qui attenait à l’habitation de ses parents, à exercer son adresse contre les pinsons et les mésanges, les rouges-gorges et les rouges-queues, voire les simples « moineaux de pot », qui venaient picorer sur la pelouse ou dans les plates-bandes.

A l’extrémité du jardin s’étendait un petit bois où il se réfugiait de préférence, rôdait ou s’embusquait…. Il y avait chance là, grâce au voisinage des vignes qui se déroulaient sur la pente et sur le plateau de la colline, d’apercevoir quelque grive en goguette, ou de surprendre quelque autre « gros », geai, merle ou corbeau, maraudeur téméraire.

Un matin qu’il venait de pénétrer à pas de loup, comme d’habitude, et fusil armé dans les allées de ce bois, René entendit tout à coup retentir au-dessus de sa tête un ramage aussi désagréable que bien connu, l’assourdissant jacassement d’une pie-grièche. Notre chasseur de lever aussitôt les yeux, de s’efforcer de découvrir, à travers les branches, la criarde dame, et de s’avancer vers elle le plus doucement possible, en se baissant, s’effaçant, retenant son souffle, redoublant d’attention et de prudence.

Soudain un bruit d’ailes traversa l’air ; la pie venait de s’abattre au beau milieu de la pelouse. Et la voilà à sautiller dans l’herbe, à se dandiner, se secouer, se trémousser, caqueter et picoter à cœur joie, absolument comme si elle eût été chez elle et à l’abri de tout danger.

René épaula son arme, et, du premier coup, mit fin pour jamais aux ébats de la pauvrette. Vite alors il s’élança sur elle, ramassa cette noble proie, et, tout fier, tout palpitant de plaisir, de bonheur et d’ivresse, courut la montrer à son père, à sa mère, à ses deux jeunes sœurs, aux domestiques, conviant toute la maisonnée à partager son ravissement, et recueillant partout les plus chaleureuses félicitations. Pensez donc, c’était sa première « grosse pièce » !

Il voulut même que Céleste, la cuisinière, la lui plumât sur-le-champ et la fît cuire pour le déjeuner.

En vain la brave fille lui objecta que la chair de cet oiseau-là ne vaut rien :

« Ce n’est bon que pour les chats, mon fi ![1] Laissez,… je la donnerai à notre Moumoute, elle s’en régalera ! »

Outré d’une telle proposition, indigné d’une si odieuse profanation, René menaça d’en référer à sa mère, et comme on n’avait rien à refuser à un convalescent, Céleste dut s’exécuter, plumer la bête, la barder de lard et la mettre, sinon à la broche, du moins dans la casserole, dans la cocote[2].

Au moment même où la défunte margot commençait à rissoler — délicieuse musique, qui semblait promettre à René Digeaux un régal princier, — des cris se firent entendre au dehors, dans la tranquille solitude de cette rue excentrique.

« Julie ! Julie ! ma Julie ! ma petite Julie !

— Eh ! père Antoine ! interrompit une voix de femme. Voyez donc chez m’sieu Digeaux !

— Julie ! Julie !

— Chez m’sieu Digeaux, père Antoine ! repartit une autre voix féminine. Oui ! Elle est chez lui, dans son bois, j’en réponds ! Je l’ai vue entrer !

— Ah ! merci bien, m’ame Collongin ! Vous aussi, m’ame Finoël, merci bien ! Je m’en vais voir…. »

Et un coup de sonnette retentit à la porte d’entrée de la maison Digeaux.

« Allez donc ouvrir, mon fi, vous serez bien gentil, dit Céleste à René. J’ai du lait sur le feu, il faut que je le surveille…. »

René obéit, et, la porte ouverte, se trouva en présence d’un voisin, du père Antoine, ce vieux loqueteux qui n’avait pour moyens d’existence que la mendicité d’abord, puis la pêche à la ligne, le braconnage et la maraude dans les bois, et, par surcroît, l’élevage et la vente des oiseaux. Sa chambre, située dans une sorte de sous-sol mal éclairé, une ancienne boutique de tisserand, avec la pénombre, le désordre et la saleté qui y régnaient, la quantité d’oiseaux qui y étaient renfermés dans des cages pendues au plafond, ou y voletaient en liberté, s’y perchaient sur tous les meubles et dans tous les coins, avait bien l’aspect d’un antre de sorcière, et je me rappelle que, tout enfants, nous avions peur de passer, surtout quand la fenêtre était ouverte, devant cette caverne pleine de frôlements d’ailes, de bruits sinistres.

Et nous n’étions pas seuls à avoir cette peur : les chiens du quartier la partageaient. Oui, les chiens ! Antoine — je ne sais dans quelle intention, et peut-être bien la chose s’était-elle effectuée sans grand’peine et comme d’elle-même — avait dressé deux énormes corbeaux à la chasse aux chiens. Chaque fois qu’un toutou, un toutou de belle taille principalement, venait à raser le mur de ladite caverne et s’engageait devant l’embrasure de la fenêtre ou de la porte, on était sûr de voir un des corbeaux, sinon les deux, tomber sur lui brusquement, lui cribler de féroces coups de bec le dos ou la tête, et ne lâcher prise que quand le pauvre animal, après avoir glapi et piaillé de toutes ses forces, prenait sa course ventre à terre ou se décidait à se rouler sur la chaussée.

Ces deux terribles bipèdes eurent le sort qu’ils méritaient. Un jour ils rencontrèrent leur maître, — un simple petit chien-loup, un audacieux petit roquet, qui, vengeur de toute la race canine, leur broya la tête à tous les deux d’un coup de ses crocs et dans la même séance.

Depuis quelque temps, le père Antoine n’avait d’ailleurs pas de chance avec ses oiseaux élevés en liberté, et vous vous souvenez encore sans doute de son geai apprivoisé, de son jack[3] savant, si malencontreusement mis à mort par le capitaine Pontaubry.

Entre autres élèves et pensionnaires, Antoine possédait à cette époque une pie, une superbe agasse, que sa femme, morte l’année précédente, avait elle-même appâtée et apprivoisée, et qu’en souvenir de cette inappréciable compagne, pour honorer et perpétuer sa mémoire, il avait baptisée de son nom et appelée Julie.

C’était cette pie qui s’était échappée du ténébreux sous-sol, était venue se percher dans les cimes du petit bois, puis s’ébattre sur la pelouse, et qui maintenant crépitait si mélodieusement sur le fourneau de la cuisine.

« Bien le bonjour, mon jeune mossieu, dit le père Antoine à René Digeaux. J’ai bien l’honneur…. C’est pour vous demander la permission de me laisser jeter un coup d’œil dans votre jardin, rapport à ma pie, ma belle Julie, qui s’est ensauvée. Paraît qu’elle est chez vous…. Des voisines l’ont aperçue dans les arbres…. »

Une appréhension soudaine, mais quelque peu vague encore, se fit jour dans l’esprit de René.

« Votre pie ? Je…, je ne sais pas, bégaya-t-il. Si vous croyez qu’elle est dans notre jardin….

— Oui, on l’a vue ; on vient de me l’assurer à l’instant même. Voilà deux heures que je la cherche, la coquine ! plus de deux heures ! J’ai battu tout le quartier ; je suis allé jusqu’aux Quatre-Chemins[4], là-bas. Aussi j’ai eu bien tort ! J’aurais dû lui retailler les ailes, à cette demoiselle. Depuis plusieurs jours déjà, je remarquais qu’elle gambadait trop à son aise…. »

La porte de la cuisine était restée ouverte, et Céleste entendait d’autant mieux ces doléances que, tout en les prononçant, le père Antoine s’était avancé dans le corridor et se trouvait maintenant à deux pas d’elle, sur le seuil même de la pièce.

Les plumes de l’oiseau, sa belle robe noire et blanche, couleur de deuil et d’innocence, gisaient encore sur un coin du dressoir. Céleste était en train de soulever le couvercle de la cocote, où Julie continuait de cuire et de bruire de son mieux, et, armée d’une fourchette, s’apprêtait à retourner ce rôti, quand tout à coup une inspiration lui vint :

« Est-ce que, par hasard, ce ne serait pas…? » murmura-t-elle, en considérant le piètre gibier qu’elle tenait piqué au bout de sa fourchette.

Le père Antoine, qui précisément contemplait les plumes éparses sur le dressoir, tourna la tête à ces mots, et, en apercevant l’oiseau en si triste posture, comprit d’emblée la catastrophe et poussa un « Oh ! » de stupeur et de douleur.

« Ce n’est pas ma faute ! glapit René, en se mettant à pleurnicher. Pas fait exprès…. Bien sûr !… Je ne savais pas….

— Oh !… oh !… continuait de soupirer le vieux braconnier. Ma Julie ! Une si gentille, si belle bête ! Oh !… »

Céleste intervint.

« Cet enfant vous dit vrai, père Antoine, ce n’est pas sa faute. Il ne pouvait pas se douter que cette pie vous appartenait, il a cru que c’était une pie sauvage….

— Une pie sauvage ?… Voyons, mam’zelle Céleste, est-ce que les pies sauvages vont dans les jardins, tout contre les maisons ? Vous en avez beaucoup vu, des pies comme ça, aussi peu farouches ? Non, n’est-ce pas, jamais !

— Enfin, c’est un petit malheur, que voulez-vous ! »

Cette manière de le consoler mit le comble à l’indignation et au désespoir du père Antoine.

« Un petit malheur ? vous appelez ça un petit malheur, mam’zelle Céleste ? Mais vous ne connaissiez donc pas ma Julie, vous ne l’aviez donc jamais entendue causer ? Car elle causait, et comme une grande personne, mieux que bien des grandes personnes ! C’était ma pauv’ défunte qui lui avait coupé le filet et lui avait appris à siffler et à jaser. C’était un plaisir ! On venait du fin fond de la ville et même du dehors, de bien loin, tout exprès pour l’écouter, l’interroger, l’admirer ! Une bête si intelligente, si futée, si étonnante !

— Si elle avait été aussi futée que vous le dites, elle ne serait pas entrée dans notre jardin, remarqua Céleste.

— Est-ce qu’elle pouvait savoir, voyons ? Est-ce que vous avez le droit, par exemple, de tuer les pigeons qui viennent se poser sur votre toit ? Non, vous n’avez pas ce droit-là ! Vous ne deviez pas me tuer ma pie ! »

Cette discussion, que le père Antoine soutenait sur un ton de plus en plus acerbe et violent, ne tarda pas à attirer les parents de René.

Instruit de ce qui se passait, et décidé à couper court le plus promptement possible à cette désagréable scène, M. Digeaux mit la main à la poche et en tira une pièce de cinq francs.

« Tenez, mon brave homme, voilà pour vous indemniser et laissez-nous tranquilles….

— Cent sous, m’sieu Digeaux ! Cent sous ! Pour ma Julie ! ! ! Quand j’en ai refusé soixante francs, pas plus tard qu’avant-hier ! Oui, m’sieu Digeaux, oui ! C’est un voyageur de commerce qui voulait me l’acheter ! Et j’ai refusé ! J’ai fait cette bêtise !… Mais voilà ! J’y tenais, à ma Julie, j’y tenais par-dessus tout, à cause de ma pauv’ défunte. Elle m’était sacrée ! Un oiseau si remarquable ! qui savait compter…. Oui, m’sieu ! Julie savait compter jusqu’à huit… Elle prédisait la pluie et le beau temps mieux que le meilleur des baromètres ! Elle avait pour cela une façon particulière de jacasser…. Oh ! je ne m’y trompais point !

— Enfin, interrompit M. Digeaux impatienté, à combien l’estimez-vous, votre pie ?

— J’en avais refusé soixante francs avant-hier, m’sieu Digeaux, aussi vrai que j’vous l’dis ! Ah ! quelle perte ! ma pauv’Julie ! Une pie si bien éduquée, si savante ! Elle sifflait mieux qu’un merle, m’sieu Digeaux ! — Vous avez dû l’entendre plus d’une fois ? — Elle imitait les miaulements du chat, le cri du repasseur de couteaux et rasoirs, celui du marchand de chiffons, et, quand je le lui ordonnais, se mettait à japper comme un chien à qui on a marché sur la patte. Elle connaissait, mieux qu’un clairon, toutes les sonneries militaires : le réveil, la soupe, la retraite, l’extinction des feux, V’là l’général qui passe ! Il n’y avait qu’à commencer un air pour qu’elle vous l’achevât illico. Ça n’avait pas d’prix, une bête comme ça ! pas d’prix, m’sieu Digeaux ! C’était un véritable phénomène, et je comptais bien, à la foire de mai, la faire travailler en public, ce qui m’aurait rapporté gros, pour sûr ! Elle parlait toutes les langues….

— C’était évidemment vous qui les lui aviez apprises ? demanda M. Digeaux sans broncher.

— Non, je…, je veux dire qu’elle les aurait parlées, si on les lui avait enseignées, car elle avait une mémoire, une facilité, un esprit ! Ah ! ! ! »

M. Digeaux essaya de se débarrasser du bonhomme en lui glissant vingt francs dans la main. Mais non, la somme était encore trop minime pour contre-balancer les innombrables mérites de cette pie sans rivale, de cette prodigieuse et merveilleuse Julie, qui ne cessait, durant ce temps, de rissoler et chantonner dans sa casserole ; et, pour apaiser l’ire et la douleur de son père adoptif, ne pas se créer un dangereux ennemi dans le voisinage et s’exposer à toutes sortes de tracasseries et basses vengeances, M. Digeaux dut en passer par où le voulait le vieux malandrin et accepter le tarif du commis-voyageur.

A quelques années de là, René Digeaux préparait son baccalauréat ès lettres, et, ayant échoué à la session de juillet, comptait se représenter à celle de novembre, quand une autre et plus sérieuse mésaventure lui advint.

Obligé, pour éviter un nouvel échec, de travailler assidûment durant toutes les vacances et de prendre chaque matin une leçon particulière, il ne lui était guère possible d’aller chasser au loin. Ce n’était que dans l’après-midi, vers les quatre ou cinq heures, qu’il avait terminé sa tâche et obtenait licence de décrocher son fusil. Mais il était trop tard alors pour gagner la vraie campagne et les parages giboyeux, et le pauvre garçon en était réduit à longer la route de Combles et les tranchées du Haut-Juré, vaguer dans la plaine de Véel ou sur les friches de Savonnières, et viser quelque grive, un pivert ou un jack, voire, dans les grandes occasions, quelque écureuil haut perché.

Or, à trois lieues de la ville, aux alentours de la forêt de Sainte-Geneviève, sur le finage des communes de Loisey et de Géry, il y avait, cette année-là, — année lointaine et tout à fait exceptionnelle, hélas ! — abondance de lièvres et force compagnies de perdreaux. La chose n’était pas douteuse : les gibecières de tous les nemrods du canton en faisaient foi.

René Digeaux n’y résista plus. Il résolut de se donner cam­pos[5] un jeudi ; et, pour ne rien négliger, glisser tous les atouts dans son jeu, il se risqua à prendre un des fusils de son père, un excellent lefaucheux, auquel M. Digeaux tenait comme à la prunelle de ses yeux et lui avait toujours formellement défendu de toucher. En outre, afin de bien mettre à profit cette journée et de n’en pas perdre une minute, il partit la veille au soir par le chemin de fer et alla coucher à Longeville, station la plus proche de cette région privilégiée.

Debout et équipé avant l’aube, il gravit les pentes agrestes qui dominent Resson et mènent à Loisey, et bientôt, comme il contournait l’étang de Sainte-Geneviève, il eut le plaisir de faire lever un lièvre, qu’il foudroya du premier coup. Trois cents pas plus loin, il abattait une caille, plus loin encore décimait une compagnie de perdreaux. Véritablement le lefaucheux paternel faisait merveille.

Le soir arrivé, le nombre des victimes s’élevait à quatorze : trois lièvres, cinq perdreaux et six cailles. Jamais René n’avait eu la main si heureuse, jamais il ne s’était trouvé à pareille fête.

La carnassière gonflée, bondée par tout ce gibier, dont le poil ou la plume apparaissait et passait à travers les mailles du filet, radieux et glorieux d’un si mirifique succès, impatient de montrer à ses parents, à ses amis, à son entourage, d’étaler à tous les yeux tant de preuves de son adresse et de sa veine, il regagna la gare de Longeville et monta dans le train qui devait le ramener à Popey.

En face de lui, un voyageur, coiffé d’une casquette de loutre à oreillettes et vêtu d’une longue blouse bleue, ayant toute l’apparence d’un maquignon ou d’un marchand de bestiaux, considérait avec curiosité, avec admiration, la volumineuse carnassière.

« Une belle chasse, jeune homme ! Toutes mes félicitations ! » finit-il par s’écrier, avec un claquement de langue significatif.

René de s’incliner aussitôt et se rengorger.

« Sans indiscrétion, où avez-vous tué tout cela ?

— Auprès de Sainte-Geneviève, sur les communaux de Loisey.

— Ah ! ça ne m’étonne pas ! Excellents parages ! Tout le monde le proclame. Malheureusement ça ne durera pas…. Le gibier s’en va, jeune homme ! D’année en année nous le voyons disparaître, et nos descendants ne connaîtront les lièvres que par les spécimens empaillés qu’ils en rencontreront dans les musées. Oui, c’est triste à dire ! L’espèce diminue, se perd de plus en plus. Ce sont les braconniers qui sont cause de tout le mal. Ce sont eux qui dépeuplent sottement nos champs et nos forêts. Si on les traquait et les châtiait comme ils le méritent, ces gredins-là !… Et, sans vous commander, jeune homme, ajouta l’inconnu, combien de pièces avez-vous tuées ? »

René ouvrit sa gibecière et exhiba lièvres, cailles et perdreaux, étalant le tout sur la banquette.

« Oh ! mais,… superbe ! reprit le voyageur. Quatorze pièces ! Mazette ! Vous allez bien ! C’est affaire à vous ! Et… dans votre journée, naturel­lement ?

— Oui, dans ma journée, répliqua René avec une feinte modestie.

— Ah c’est beau, n’y a pas à dire ! Surtout à votre âge ! Faut que vous ayez un rude coup d’œil, mon fiston, un coup d’œil américain ! Car enfin, en supposant que vous en ayez raté….

— Je n’ai raté que deux coups, et encore c’était sur des cailles….

— Ce n’est rien que deux coups de manqués, lorsqu’on en a réussi tant d’autres, rien du tout ! Il est vrai que vous avez là un fusil…. Vous permettez ?… N’ayez crainte !… Ah ! une maîtresse arme ! Comme c’est soigné, fini ! Et astiqué ! Je comprends qu’avec un tel instrument on accomplisse des prodiges. N’importe ! Cela n’enlève rien à votre mérite. Vous êtes un gaillard qui promettez, un rude luron ! Oui ! Quatorze pièces en un seul jour ! Saperlipopette ! C’est magnifique ! Splendide ! Mais… c’est à Popey que vous descendez ?

— Oui, monsieur.

— Vous allez payer une jolie somme à l’octroi, pour rentrée de tout ce gibier.

— Vous croyez ?

— Certes ! Au moins deux francs par lièvre, vingt sous par perdrix et soixante-quinze centimes par caille,… au moins ! Total : quinze ou vingt francs.

— Pas possible ! Vous devez vous tromper, monsieur !

— Non, non, c’est bien le tarif…, le nouveau tarif ! Car les droits viennent d’être augmentés, comme vous savez. Tout augmente ! Il n’y a que le gibier….

— J’ignorais cette surtaxe…. Êtes-vous sûr ?…

— Absolument ! C’est affiché partout.

— Ah !… Mais je n’ai pas vingt francs sur moi, fit René, devenu subitement perplexe.

— C’est ennuyeux que vous soyez porteur d’un fusil, reprit le quidam, parce que… pas moyen de rien cacher aux gabelous avec ça ! Rien qu’à vous voir, on devine que vous revenez de la chasse.

— C’est évident !

— Tandis que, sans fusil, vous n’aviez qu’à recouvrir votre sac avec votre pardessus, et… ni vu ni connu ! On ne faisait pas attention à vous.

— Oui,… vous avez raison….

— Il y aurait bien un moyen, poursuivit le voyageur : ce serait de séparer les deux choses.

— Comment, séparer ?

— Oui, il faudrait que la même personne ne portât pas en même temps le fusil et le carnier. Je pourrais, par exemple, me charger de votre fusil….

— Ah oui !

— Et une fois la barrière de l’octroi franchie, je vous le rendrais….

— Seulement on risque….

— Quoi donc ?

— C’est frauder l’octroi, et, si les employés s’en aperçoivent,… on s’expose à un procès-verbal, objecta René, à qui ce projet inspirait quelques doutes et qui ne se sentait pas la conscience tranquille.

— Mais non ! mais non ! ils ne s’apercevront de rien ! Au surplus, c’est votre affaire, et ce que j’en dis, moi, c’est pour vous obliger, voilà tout !

— Je vous remercie bien, monsieur.

— D’ailleurs, puisque vous n’avez pas les vingt francs sur vous ?

— C’est vrai,… je ne pourrai pas….

— Seulement, si vous êtes pour vous décider, hâtons-nous, jeune homme ! »

En effet, le train venait d’entrer en gare et stoppait en ce moment même.

Vite René passa le fusil à son compagnon de route et s’enveloppa de son pardessus, de manière à dissimuler le mieux possible sa gibecière. Puis tous deux descendirent de wagon et se dirigèrent vers la sortie.

Un peu au delà, deux préposés de l’octroi étaient postés en travers du chemin et attendaient de pied ferme les voyageurs.

« Rien à déclarer ?

— Rien.

— Vous non plus ?

— Non. »

Une fois cette passe dangereuse franchie, René, tout tremblant encore, se retourna pour rejoindre son acolyte et le délivrer de son fardeau.

Mais où était-il donc, ce complaisant et ingénieux personnage ? Par où donc était-il passé ? Impossible d’apercevoir sa longue blouse bleue ni sa casquette de loutre à oreillettes. Il avait disparu, disparu avec le fusil, le précieux fusil paternel !

René revint sur ses pas, rentra dans la gare par les salles d’attente, errant de tous côtés et regardant de tous ses yeux, — rien !

Un employé finit par lui demander ce qu’il cherchait, et il lui fallut bien répondre, raconter le tour qu’on venait de lui jouer. Cet employé l’invita sur-le-champ à le suivre chez le commissaire de surveillance, pour renouveler sa déposition devant ce fonctionnaire. Là, pressé de questions, poussé dans tous ses retranchements, René se vit contraint de la compléter, cette déposition, de faire sa confession pleine et entière, et de reconnaître que c’était uniquement pour passer inaperçu, lui et le produit de sa chasse, devant les commis de l’octroi, et s’épargner ainsi le versement des droits d’entrée, qu’il s’était séparé de son fusil, se l’était fait voler.

« A trompeur, trompeur et demi ! Que cela vous serve de leçon, mon ami ! » conclut le commissaire de surveillance.

Sur ces entrefaites arriva le receveur de l’octroi, qui, ayant eu vent de la fraude commise, fit main basse sur le contenu de la gibecière et dressa procès-verbal contre le délinquant.

Non seulement le malheureux René dut se résigner à rentrer au logis sans l’excellentissime lefaucheux, l’arme favorite de M. Digeaux, mais encore il fallut que ce dernier, pour arriver à une transaction et obtenir remise de l’amende infligée, déboursât une cinquantaine de francs.

C’était vraiment payer cher l’apprentissage cynégétique de son fils.


Albert Cim, Entre camarades. Paris : Librairie Hachette et Cie, 1895 ; 1 vol. (269 p.), in-16 ; illustré de 36 vignettes dessinées par E. de Bergerin.
Texte retranscrit d’après le fac-similé numérique d’Internet Archive, chapitre VI (pp. 133-155).


 Notes
  1.  Fi, subst. masc. Fils.
    Mémoires de la société philomathique de Verdun, p. 193.  ↩
  2.  Cocote, variante de cocotte, cocatte, subst. fém. Marmite, vase en fonte dans lequel on fait cuire les aliments. Du latin Coquere, faire cuire.
    Mémoires de la société philomathique de Verdun, p. 159-160.  ↩
  3.  Jack, variante de jacques, jâque, jêque, subst. masc. Geai.
    Henri Adolphe Labourrasse, Glossaire abrégé du patois de la Meuse, notamment de celui des Vouthons, p. 332.

     Jacquot, subst. masc. Geai ou pie qui parle.
    CNRS et Université de Lorraine, Tlfi, à l’article Jacquot ↩

  4.  Les Quatre-Chemins, lieu-dit. Bar-le-Duc. À l’intersection des chemins de Polval (rue de), de Naga (rue de), des Chaufours et du Fond-du-Loup.
    Entre parenthèses, les actuelles dénominations des voies.  ↩
  5.  Campos, subst. masc. Congé, repos qu’on donne à un écolier.
    CNRS et Université de Lorraine, Tlfi, à l’article Campos ↩