Mot-clé : « Konarski (Thomas [général]) »

Fil des textes - Fil des commentaires

Wlodimir Konarski

Historien et aquafortiste
(1852-1906)

Bien que décédé depuis plus de quinze ans, Wlodimir Konarski, le fils du général Thomas Konarski (1790-1878), a laissé dans l’Est de la France, à Bar-le-Duc notamment, un très persistant et toujours vivace souvenir. Nommé à l’âge de vingt-huit ans conseiller de préfecture de la Meuse, il s’est, durant toute sa vie, consacré à l’histoire du Barrois, renonçant à tout avancement, dépouillant toute ambition administrative, et faisant preuve des plus remarquables qualités d’érudit et d’écrivain et aussi de dessinateur et d’aquafortiste, si bien qu’à sa mort il fut question de lui ériger à Bar-le-Duc un monument, un buste tout au moins : quelqu’un de bien inspiré proposa de rassembler ses écrits et dessins, de les publier par souscription, et de « perpétuer ainsi l’œuvre plutôt que l’homme ». La proposition fut admise par la Société des Lettres, Sciences et Arts de Bar-le-Duc dont Konarski s’était ardemment occupé et avait été président, et cet ouvrage Bar-le-Duc et le Barrois (2 volumes in-4º, Bar-le-Duc, 1909), dont la confection et la publication appartiennent, d’une part, au président de ladite Société alors en fonction, M. Jules Forget[1], conservateur des Eaux et Forêts et auteur des charmants vers du volume En plein Bois ; d’autre part, à M. Facdouel, très habile et expert directeur de l’imprimerie Comte-Jacquet, est un véritable chef-d’œuvre de typographie. Qualité du papier, choix des caractères, netteté du tirage, majestueuse élégance de l’ensemble, tout concorde ici, avec cette centaine d’artistiques illustrations, pour le plaisir des yeux, et nous pouvons célébrer d’autant plus librement et hautement les mérites de ce recueil, qualifier ces deux tomes d’ « admirables », qu’ils ne se trouvent pas en librairie, qu’ils ont été, comme nous venons de le dire, publiés par souscription, et ne se rencontrent que d’occasion et très rarement. Ce splendide témoignage d’estime n’est-il pas préférable à un buste, qui serait peut-être aujourd’hui relégué au sommet de quelque armoire, dans un grenier de mairie, et tout gris de poussière ?

Mais, quoique Konarski eût passé toute son existence à Bar-le-Duc et se soit dévoué et consacré à l’histoire de cette ville, ce n’était pas là qu’il était né.

Louis-Stanislas-Wlodimir Konarski était natif de la Bourgogne, d’Auxerre, où il avait vu le jour le 24 juin 1852.

Son père, le général Thomas Konarski, était originaire du Palatinat de Cracovie, et avait, tout jeune, combattu pour la France. Volontaire à Wagram, il avait, en récompense de ses brillants services, reçu à Leipzig, sur le champ de bataille, et de la main même de Napoléon, la croix de la Légion d’honneur.

Après la déchéance de l’Empire, il servit dans l’armée du Grand-Duché de Varsovie, prit part ensuite à la révolution du 29 novembre 1830 ; puis, cette révolution vaincue, il se réfugia en France, à Auxerre, où, en 1851, il épousa Mlle Villetard de la Guérie, fille d’un chef de bataillon et appartenant à une des familles les plus anciennes et les plus considérées du pays[2].

Le général Konarski avait soixante-deux ans à la naissance de son fils, et il eut la grande douleur de perdre sa femme comme ce fils atteignait à peine sa huitième année. Alors il quitta Auxerre, pour venir à Paris diriger l’Ecole supérieure polonaise du boulevard Montparnasse, — dont on voit encore l’écusson au-dessus de la porte du nº 80, — et qui était une sorte d’annexe de l’Ecole des Batignolles.

Le jeune Wlodimir fut, pendant deux ans, élève interne dans ce dernier établissement, puis son père, fatigué par l’âge, ayant résigné ses fonctions directoriales et regagné Auxerre, il le suivit et entra au collège de cette ville. Il y fit de très bonnes études, obtint, à deux reprises, au concours académique de Dijon, en 1865 et 1868, le premier prix de version latine ; puis, son diplôme de bachelier ès lettres en poche, alla faire son droit à Paris, où il fut en même temps clerc d’avoué jusqu’en 1879.

Son goût personnel l’eût sans doute porté vers le barreau, mais, Primum vivere[3], une fois reçu licencié en droit, il entra dans l’administration préfectorale, et fut nommé chef de cabinet du préfet de la Vienne ; puis, quelques mois plus tard, le 12 janvier 1880, conseiller de préfecture de la Meuse.

C’est là, à Bar-le-Duc, qu’il devait parcourir toute sa carrière, être promu, en octobre 1885, à la vice-présidence du Conseil de préfecture, « exercer sans interruption ces hautes fonctions jusqu’à sa mort, et jeter sur elles, comme l’a si bien dit son biographe, un éclat qui ne sera pas surpassé ».

Bar-le-Duc, où Konarski resta vingt-six ans, fut donc ainsi en quelque sorte son premier et son dernier poste. Qui avait pu le séduire et le retenir dans cette ville, lui étranger à la Lorraine, lui Bourguignon ? C’est une question qu’on est en droit de se poser. Bar-le-Duc est surtout remarquable et agréable par sa très pittoresque situation, ses coteaux plantés de vignes et couronnés de forêts, ses futaies verdoyantes, ses ravissants points de vue, ses innombrables et charmantes promenades. Or, notre personnage n’appréciait nullement les délices de la campagne, ne se promenait jamais à travers prés ni bois, et s’en tenait aux rues, places et boulevards de la ville, — le boulevard de la Rochelle surtout, le plus commerçant, le plus mouvementé. Il est vrai qu’on remarque aussi à Bar-le-Duc quantité de vieux logis, de vestiges du passé, l’ancien château, l’imposante tour de l’Horloge, les façades sculptées de la rue des Ducs et de la rue du Bourg. Ce sont ces curieux restes sans doute qui ont attiré l’attention de Konarski et l’ont retenu.

Tant il y a que si quelqu’un a mérité le surnom d’ « enfant de Bar », c’est bien lui. On était si habitué à le voir, à le rencontrer déambulant sur le trottoir de sa Rochelle au d’Entre-Deux-Ponts, qu’un notable Barrisien estimait qu’il faisait comme partie de la ville.

Epris d’art et de science, voire d’admiration pour ces vétustes demeures, toutes ces reliques architecturales, Konarski n’alla pas plus loin dans le chemin de la vie, et, avec une rare sagesse, une philosophie qui dut, en somme, lui donner le bonheur, il renonça à tout avancement, aux honneurs que ses hautes fonctions, son intelligence et son labeur lui méritaient, et se contenta d’être tout simplement un homme heureux.

Passionné pour ses études, pour l’archéologie, plongé dans ses recherches, ses dossiers, ses manuscrits, ses paperasses, il ne désirait rien autre, et trouvait dans son travail même sa plus douce, sa meilleure et unique récompense.

Il était d’ailleurs très apprécié à Bar, non seulement très aimé, mais populaire. C’était des petits, des humbles qu’il s’occupait de préférence, et qu’un de ses compatriotes polonais, venant à traverser la ville, allât frapper à sa porte, avec quel empressement il la lui ouvrait, quel généreux et chaleureux accueil il ne manquait jamais de lui faire !

Passer en revue les œuvres de Wlodimir Konarski serait ici d’un intérêt restreint, car ses écrits, comme nous en avons déjà prévenu, ont tous trait à des sujets locaux, à des questions barrisiennes.

A travers le vieux Bar, qui a paru par fragments, pendant cinq années, en tête de l’Annuaire de la Meuse, avec d’originales et savoureuses vignettes, peut être considéré comme l’œuvre capitale de Konarski, et une véritable Histoire de Bar-le-Duc ; elle est malheureusement incomplète, par suite du décès prématuré de l’auteur.

Il y aurait à citer aussi Bar-le-Duc en deux heures ; — la Collection Maxe-Werly ; — le Crime de la rue de l’Armurier ; — et nombre d’études ou d’articles nécrologiques sur des Meusiens plus ou moins célèbres, Louis Joblot, précurseur de Pasteur, Victor Servais, Emile Laguerre, Philogène Pierrot, etc.

N’oublions pas le petit hebdomadaire, le Bar-Bar, si spirituellement illustré par Konarski, qui parut pendant six mois, d’octobre 1885 à avril 1886, et fit alors beau tapage dans la contrée.

Konarski est un vrai lettré : on le reconnaît d’emblée à son style toujours très correct et très pur, plein de mouvement, d’entrain, de verve, d’une verve parfois endiablée. Quel que soit le sujet traité, notre historien n’est jamais ennuyeux à lire ; il sait nous intéresser à tous ses personnages, nous passionner pour eux. Il les fait tous revivre et se mouvoir devant nous. « Cette faculté de résurrection historique, Konarski l’a possédée au plus haut point ; le passé revivait et s’animait sous ses yeux investigateurs et pénétrants, — je cite encore ici M. Jules Forget, car on ne saurait mieux dire, — guidés d’ailleurs par un esprit critique des plus avisés. Il était trop artiste pour ne pas avoir, comme écrivain, une connaissance innée des règles de la composition ; il savait observer les lois des proportions et des valeurs, de la perspective et de la mise en place ; il pratiquait adroitement l’art de la mise en scène et s’entendait à ménager ses effets… Sa phrase est solidement charpentée, de contours robustes et précis ; elle va droit au but, d’une allure assurée jusqu’à la hardiesse ; la vie bouillonne en elle ; elle est frémissante sous le souffle de l’idée et s’emballe volontiers dans la fougue de l’inspiration… On éprouve toujours à le lire une impression de force innée et de luxuriante vitalité.

« … Ce don d’observation que Konarski possédait au plus haut degré, joint à la gaieté naturelle de son imagination et à un sens inné du comique, avait contribué à faire de lui un causeur pittoresque, un humoriste hors de pair. Les moindres propos de ce lettré, qui était un juriste éminent, — de cet artiste, qui était un administrateur expérimenté, — de cet érudit toujours au courant du fait quotidien, — échappaient, cela va de soi, à la banalité courante ; sa conversation était toujours savoureuse, substantielle et fourmillait d’aperçus originaux….. »

De haute taille, de solide et puissante carrure, les joues pleines, le teint coloré, l’œil étincelant, malicieux et narquois, abrité sous un binocle ; la moustache épaisse et d’un blond roux ; toujours le cigare ou la pipe aux lèvres, Konarski, physiquement, faisait songer — à part le lorgnon et le tabac — au robuste Porthos des Trois Mousquetaires ou au Zagloba de Sienkiewicz. Il était, comme ces Titans, doué d’un gargantuesque appétit ; passait pour une des meilleures fourchettes et l’un des plus étonnants gobelets non seulement du Barrois mais de la Meuse entière. En outre, il possédait un richissime répertoire d’anecdotes des plus réjouissantes, qu’il contait avec une verve toute particulière, à nulle autre seconde. Aussi était-il partout accueilli, recherché, invité, fêté. Lui-même aimait ces réunions, se plaisait à ces agapes, et parfois, arrivé au printemps, et supputant le nombre des festins et frairies qui avaient égayé son hiver : « Ah ! ah ! s’exclamait-il en clignant de l’œil, la saison a été bonne ! » Et sa poignée de main si franche, si cordiale, si vigoureuse, où cet athlète risquait souvent de vous écraser les doigts, lequel de ses amis ne se la rappelle ?

C’était le soir, ou, plus exactement la nuit, que Konarski travaillait, — sauf son bureau de la préfecture. Après quantité d’allées et venues sur les trottoirs de la ville, de tours et de retours de Rochelle, quand ses compagnons, estimant qu’il était « temps de rentrer », l’avaient abandonné, alors il lui fallait bien réintégrer le logis ; mais, au lieu de se couler dans les draps, il allumait sa lampe — et sa pipe — et se mettait au travail, se plongeait dans ses bouquins ou ses eaux-fortes jusqu’à la naissance de l’aube, pour se coucher alors seulement, se lever à onze heures du matin et recommencer le lendemain.

Chaque année, en automne, il prenait un mois de congé qu’il allait passer en Bourgogne, dans sa famille, chez une sœur qu’il affectionnait particulièrement, et qui demeurait aux portes de Tonnerre, à Maison-Rouge, où il se faisait expédier des caisses de manuscrits et de documents qu’il déchiffrait et épluchait là-bas à loisir. « Ma meilleure besogne ! » assurait-il.

Hélas ! vint un jour où cette studieuse, laborieuse, féconde et épicurienne existence se trouva presque soudainement interrompue.

Cela commença par un vague mal de gorge, une sorte d’enrouement dont Konarski d’abord s’inquiéta peu, qu’il traita par le mépris, sans rien changer à ses nocturnes et tabagiques habitudes.

Mais le mal persistant et empirant, il finit — du moins c’est le bruit qui courut et ce qu’on raconta — par aller consulter un spécialiste de Nancy, qui l’interrogea à fond, lui fit dérouler en détail son curriculum vitæ, et se mit en devoir de lui tracer un régime à suivre.

« D’abord ne plus fumer, monsieur, ni cigares, ni tabac sous aucune forme… »

Ici Konarski se leva.

« N’allons pas plus loin, docteur : je ne veux pas cesser de fumer.

— Il le faudra bien cependant, monsieur.

— Le tabac pourra me quitter, mais je ne le quitterai pas.

— Il est de mon devoir d’insister, monsieur. C’est pour vous une question capitale…. »

Konarski se retira sans vouloir écouter davantage, et regagna Bar-le-Duc.

Il traîna encore quelque temps ; puis, comme il n’était pas marié et ne pouvait se faire soigner chez lui, il prit une chambre à l’hospice, où il languit plusieurs semaines, devint tout à fait aphone ; puis le cerveau fut atteint, la paralysie s’en mêla, et le pauvre Konarski s’éteignit le 28 juin 1906. Il avait cinquante-quatre ans.

Ses obsèques eurent lieu le surlendemain, et sa dépouille funèbre, saluée par le préfet de la Meuse, le maire de Bar et autres notabilités locales, fut dirigée sur Auxerre, pour être inhumée dans le caveau de la famille.

Ainsi la mort a frappé ce si original historien, cet érudit et ardent travailleur, sans lui permettre de terminer l’œuvre qui avait été le but de toute sa vie, cette Histoire de Bar, qu’il comptait léguer à sa ville d’adoption, en témoignage de sa filiale tendresse.

Albert Cim


Association France-Pologne, La Pologne politique, économique, littéraire & artistique ; Paris, 3e année, nº 24 (15 décembre 1922).
Texte retranscrit d’après le fac-similé de la Digital Library of the University of Lodz (pp. 616-620).


 Notes
  1.  Forget, Jules (1859-19⁠.⁠.), Poète. — Conservateur des eaux et forêts à Bar-le-Duc (1904-1909 et 1913-1920). — Président de la Société des lettres, sciences et arts de Bar-le-Duc (en 1909). — Diplômé de l’École forestière de Nancy.
    BnF, Catalogue général, à la notice de personne ↩
  2.  Ces détails et les suivants sont empruntés à la notice si documentée, patiemment et magistralement élaborée par M. Jules Forget, et qui occupe soixante pages en tête du tome I des œuvres de Konarski, Bar-le-Duc et le Barrois ↩
  3.  Primum vivere deinde philosophari.
    Vivre d’abord, puis philosopher.  ↩