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Chapitre I. Mon voisin Tony

Il n’est pas surprenant qu’Antony de Marson, bien que plus âgé que moi de deux ans, ait été mon premier petit camarade : nous étions voisins. En jouant dans notre jardin, je l’apercevais qui en faisait autant dans le sien, et nous n’avions qu’à nous glisser entre les barreaux de certaine palissade vermoulue, au bas de la terrasse, pour être l’un chez l’autre et unir nos jeux.

Tony — c’est par cet abréviatif qu’on le désignait dans tout le quartier — était le fils d’un inspecteur des finances, qui était venu prendre sa retraite dans notre gaie petite ville de Popey-sur-Ornain, dont Mme de Marson était originaire. Outre Tony, leur dernier-né, M. et Mme de Marson avaient deux grands fils, Armand et Frédéric, et deux filles, Mlles Clémence et Henriette.

Moi, je n’avais ni frère ni sœur ; j’étais seul d’enfant dans cette vieille et immense bicoque de la Ville-Haute, où ma grand’mère et ma tante Victorine — ma tante Toto — habitaient et m’avaient recueilli, après une incurable maladie de ma pauvre maman.

Accoutumées à vivre de peu, à compter et ménager, ma grand’mère et ma tante, qui étaient toutes deux la bonté, le dévoûment et la tendresse personnifiés, m’élevaient avec toute leur affectueuse vigilance, mais aussi toute leur stricte économie. Dès que mes souliers faisaient mine de s’user, on les portait chez le père Husson, le cordonnier de la Grand’Rue, pour qu’il les ressemelât ou y mît une pièce ; mes petites culottes avaient plus d’une reprise, et mes blouses, si propres et si séantes qu’elles fussent, étaient régulièrement taillées par ma grand’mère elle-même dans quelque vieille jupe.

Tony, lui, était vêtu comme un gentleman : frac de fin drap noir, escarpins vernis, cravate artistement nouée, chemise à petits plis, bien empesée et d’une blancheur de neige. Ah ! ces devants de chemise si gentiment plissés, si coquets, si éblouissants, eux surtout faisaient mon admiration et excitaient mon envie !

En outre, Tony avait toujours de la menue monnaie dans ses poches et était habitué à faire les choses grandement et à ne rien épargner.

Je me souviens qu’un soir, veille de la Saint-Nicolas, comme je ne voulais pas aller me coucher sans avoir mis, selon l’usage, une de mes bottines devant la cheminée pour y recevoir pendant la nuit les libéralités du patron des enfants, M. le juge d’instruction Houzelot, qui se trouvait en visite chez nous, emporta mon autre bottine, en m’invitant à la venir reprendre chez lui le lendemain matin.

« Nous verrons ce que saint Nicolas y aura déposé à ton intention, mon gaillard ! Nous verrons ! Il y aura peut-être une poignée de verges ou un solide martinet. Enfin, à demain matin ! Ne manque pas de venir ! »

Je crois bien que je n’y manquais pas ! A peine levé, je grillais même d’impatience de m’échapper, et ma tante avait beau me retenir, beau me répéter qu’il était encore trop tôt, que ce n’était pas convenable de se présenter chez les gens de si bonne heure et au risque de les réveiller, je finis par lui brûler la politesse et allai carillonner à la porte de M. Houzelot.

Je trouvai sur la dalle d’une cheminée, à côté de ma bottine, une caisse de bois blanc renfermant une douzaine de jolis petits pots de confitures de Bar.

Eh bien, le jour même, en une seule séance, ces douze pots, ou tout au moins onze d’entre eux, furent vidés par mon ami Tony. Ah ! il n’y allait pas de main morte, je vous le garantis ! Moi, j’eus à peine le temps d’en déguster un. Et si Tony a été malade ensuite, s’il a attrapé quelque bonne indigestion, il ne s’en est du moins pas vanté et je ne l’ai jamais su.

Une autre fois, nous jouions sous les arbres de l’agreste esplanade ou ­quis[1], proche de nos demeures, quand mon grand-oncle Biller, qui était l’architecte de la ville, vint à passer, escorté d’un ouvrier maçon, et s’arrêta devant le parapet construit en bordure du pâquis et de la rue du Jard. Pendant qu’il examinait les travaux de réparation à effectuer, je courus à lui pour l’embrasser, et, en remercîment de ma politesse, il me gratifia d’une petite pièce de dix sous toute neuve.

Moi qui ne recevais jamais que deux décimes par semaine, un de ma grand’mère et un de ma tante — encore fallait-il que je n’eusse pas démérité, que j’eusse été bien sage ! — je ne m’étais jamais vu à la tête d’une pareille fortune.

« Regarde donc ! fis-je tout émerveillé en exhibant mon trésor sous les yeux de Tony.

— Attends ! Nous allons bien nous amuser ! me répliqua celui-ci, sans se laisser éblouir ni s’émouvoir le moins du monde. Arrive ! »

Et il m’emmena jusqu’au bas de la Grand’Rue, chez l’épicier Tissopin, où il fit emplette, à mes frais, bien entendu, de cinq sous de pétards et cinq sous de fusées.

Il faut vous dire qu’à cette époque Tony de Marson, à l’exemple de ses frères Armand et Frédéric, s’était pris d’une belle passion pour les feux d’artifice. Tout leur argent, à tous les trois, passait en flammes de Bengale, en chandelles romaines, soleils tournants, marrons luisants, fusées volantes et autres pièces pyrotechniques, qu’ils allumaient le dimanche soir, à l’extrémité de leur jardin, sur la terrasse, pour l’extrême jubilation des gamins, voire des grandes personnes, de tous les habitants du quartier.

« Arrive ! répéta Tony lorsque le père Tissopin lui eut remis les deux petits paquets bleus. Ah ! et des allumettes ? Vous m’en donnerez bien quelques-unes par-dessus le marché, monsieur Tissopin ?

— Tiens, mon fi[2] ! » dit le brave homme en présentant à Tony une boîte entamée, une de ces étroites petites boîtes faites d’un seul copeau, portant l’étiquette de Sarreguemines, et qui se vendaient alors deux liards — deux pour un sou.

Nous regagnâmes le pâquis en courant.

« Tu vas voir comme nous allons bien nous amuser ! Tu vas voir ! » ne se lassait pas de me crier Tony.

Il aligna sur le bord du parapet les quinze pétards et les quinze fusées, frotta une allumette, et… pan ! pan ! pfft ! pfft ! Ah ! ils ne firent pas long feu, mes cinquante centimes, je vous prie de le croire !

Pour comble, Tony, prétendant que plus on comprimait l’extrémité opposée à la mèche, plus l’engin éclatait avec bruit, s’était muni d’un énorme pavé, qu’il laissait retomber sur les pétards, au fur et à mesure qu’il y mettait le feu, tant et si bien qu’il écorna les plus belles pierres du parapet.

Voilà certes un résultat que mon oncle, l’architecte voyer, n’avait pas prévu, en ouvrant son porte-monnaie à mon intention.

Mais n’allez pas inférer de ces deux aventures — ou mésaventures — que Tony de Marson ne cherchât qu’à m’exploiter et s’amusât à mes dépens. Non, il était, au contraire, très complaisant, très donnant et généreux ; et si l’un de nous deux est resté l’obligé de l’autre, c’est bien moi. Mais il avait à mes yeux le prestige de l’âge et la taille, et, bon gré mal gré, il me fallait reconnaître et subir ce double droit — droit d’aînesse, droit du plus grand et du plus fort.

Oui, je suis redevable à Tony de bien des services. Plus avancé que moi de deux classes dans ses études, il était en état de me donner de très utiles indications, de nombreux et sages conseils, et il ne s’y refusait jamais. Il m’aidait à préparer mes devoirs, m’expliquait et me commentait mes leçons, comme aurait fait un véritable répétiteur, et il mettait à ma disposition ses anciens cahiers, ses vieux corrects, et ses livres.

Grâce à ses frères, qui avaient avant nous parcouru la même route et pioché les mêmes programmes, les ouvrages classiques abondaient chez lui. Dans un petit grenier, voisin de sa chambre, se trouvait une haute et vaste armoire qui en était bourrée ; et chaque fois, pour ainsi dire, que j’allais le voir, le bon Tony me l’ouvrait à deux battants, cette armoire.

« Tu vas avoir besoin d’un Quicherat français-latin,… tiens, en voici un. Il te faut un Cornelius Nepos aussi, un Selectæ, un Esope…. Et pour l’histoire et la géographie, tiens, voici le cours de cinquième de Duruy, voici le petit volume de Cortambert…. »

Presque tous mes livres de classes me venaient de lui et portaient, au verso de leur cartonnage ou sur leurs gardes, sa signature ou celle d’un de ses frères, avec les croquis et légendes de rigueur :

Aspice Pierrot pendu
Quod librum n’a pas rendu ![3]

Et, dans cette petite chambre, située tout au sommet de leur maison, sous la terrasse à l’italienne, et d’où l’on découvrait une si belle vue — jusqu’à la ferme de Saint-Aubin, au-dessus de Ligny, à quatre lieues de Popey, — que de bonnes heures j’ai passées à travailler à côté de Tony, ou à discuter avec lui poésie ou prose, lettres ou sciences — et à fumer des cigarettes !

Un événement de cette époque m’est surtout resté présent à l’esprit, événement funèbre, mais si singulièrement terminé ! Je veux parler des obsèques de la sœur aînée de Tony, de Mlle Clémence.

Elle était douée d’une fort jolie voix, et, les jours de fête, elle montait aux orgues, à notre paroisse, et chantait des soli. C’était plaisir de l’entendre ; aussi, ces dimanches-là, bien des fidèles de Notre-Dame ou de Saint-Antoine venaient assister aux offices dans notre église ; à Saint-Étienne.

Elle mourut à dix-neuf ans, de mort soudaine, d’une rupture d’anévrisme.

Le coup fut d’autant plus cruel pour M. et Mme de Marson que c’était le premier de leurs enfants que la mort frappait — et elle le frappait si inopinément, si traîtreusement ! Leur douleur, leur désespoir, durant la lugubre cérémonie, faisait peine à voir. J’accompagnais Tony, et, à certain moment, un de ses cousins, M. de Cazenave, se joignit à nous.

C’était un Méridional, un Marseillais, je crois bien, et qui était célèbre dans toute la ville par son exubérance, par ses rodomontades et incartades. J’en aurais long à vous narrer sur son compte, si je m’écoutais ; mais il faut me borner et m’en tenir à cette seule frasque, qui, rien que d’y songer, amène encore le rire sur mes lèvres.

M. de Cazenave, comme toute la famille Marson, comme toute l’assistance, était très affecté de ce deuil ; mais il avait le sang bien trop vif et trop bouillant, pour que, chez lui, les grandes douleurs fussent muettes.

Il ne cessait de soupirer et de s’exclamer :

« Ah ! la povre ! la povre ! Elle était si bonne ! si douce ! si affectueuse ! Et jolie !… Et elle chantait !… Ah ! quelle voix d’ange !… »

La cérémonie terminée, nous quittions, tous les trois ensemble, le cimetière et marchions à vingt pas en avant des autres groupes de parents ou d’amis, quand il redonna cours à ses doléances et commémorations.

« Ah oui ! quelle mélodie céleste ! Tu té souviens, Tony ? Ah ! la povre ! quand elle chantait :

Beau chevalier qui parlez pour la guerre,
Qu’allez-vous faire
Si loin d’ici ?

Ou bien…. Tu té rappelles, Tony ?

Danser au son de la musette,
Danser au son du tambourin,
Du tambourin !…

Et le Vrai Trésor de Vigny ! Tu té rappelles ?

Dans notre beau pays de France,
Dans notre beau pays de Fran-an-an-ce,
Nous faisons tout…
Nous faisons tout…
Nous faisons tout joyeusement,
Joyeusement !
Et le rayon de l’espéran-an-an-ce
Nous suit jusqu’au dernier moment !

Ah Tony ! quelle voix de rossignol ! Quelle musique du bon Dieu !… Je l’entends encore, tiens, le soir où elle nous a régalés de la Dame blanche. Tu té rappelles ? La povre !…

D’ici voyez ce beau domaine
Dont les créneaux touchent le ciel.
Une invisible châtelaine
Veille en tout temps sur le castel ! »
.    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .
.    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .

Et il continuait de moduler et psalmodier à tue-tête toutes ces bribes du répertoire favori de la « povre » Clémence, en gesticulant, se déhanchant et roulant les prunelles, sans s’apercevoir que tous les passants s’arrêtaient pour le regarder, ébahis et stupéfiés d’un tel retour d’enterrement.


Albert Cim, Mes amis et moi. Paris : Librairie Hachette et Cie, 1893 ; 1 vol. (253 p.), in-16 ; illustré de 16 vignettes d’après A. Ferdinandus et Slom.
Texte retranscrit d’après le fac-similé numérique d’Internet Archive, chapitre I (pp. 1-14).


 Notes
  1.  Le Pâquis (au xixe siècle, promenade du Pâquis), lieu-dit. Bar-le-Duc. Esplanade de la Ville Haute, autrefois plantée d’ormes, dont la destination première, dans la période ducale, était de masquer les ouvrages de défense de la Porte-aux-Bois.
    Au sortir Sud de la rue des Ducs-de-Bar, place aujourd’hui traversée par la rue d’Aulnois, sur le devant du Conseil général de la Meuse.  ↩
  2.  Fi, subst. masc. Fils.
    Mémoires de la société philomathique de Verdun, p. 193.  ↩
  3.  Formule largement usitée dans les collèges français au xixe siècle et accompagnée en général d’un homme pendu à un gibet.
    •  « Aspice Pierrot pendu
      Quod librum n’a pas rendu ;
      Pierrot pendu non fuisset,
      Si librum reddidisset. »
    •  « Regarde Pierrot pendu
      Qui n’a pas rendu le livre
      Pierrot n’aurait pas été pendu
      S’il avait rendu le livre »

     Honoré de Mareville, Inscriptions in Books. Dans Notes and Queries, nº 188, June 4, 1853, p. 554.  ↩

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