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IV. Une vocation

Ce n’était pas sans raison que M. Mayeur, le professeur de gymnastique, tenait son élève Octave Hémon, l’aîné des quatre frères, en la plus haute estime : sur le trapèze, aux barres parallèles, sur le cheval de bois, aux anneaux, à l’échelle de corde, sur le portique, partout, Octave faisait preuve d’une agilité, d’une adresse et d’une force incomparables, accomplissait des prodiges.

« C’est un gaillard qui promet ! » disait en hochant la tête M. Mayeur, maître charpentier de son état et professeur par occasion seulement.

Hélas ! s’il « promettait » en gymnastique, il ne « tenait » guère en tout le reste : en latin, en histoire et géographie, en mathématiques, en sciences physiques et naturelles, il était d’une ignorance crasse, d’une nullité complète.

Comment se présenter à Saint-Cyr dans de telles conditions ?

Chez lui, au fond de la remise ou foulerie attenant à la maison, il avait installé un vrai gymnase, et il passait là tout son temps « à travailler », comme il disait. Il s’y livrait à des exercices « supérieurs », des tours « de haute école », que n’enseignait pas M. Mayeur et qui étaient peut-être bien ignorés de lui. Il s’appliquait à faire rouler un tonneau en piétinant dessus ; faisait « le grand soleil », c’est-à-dire tournait autour d’une barre fixe en se tenant seulement par les bras ; marchait sur les mains, faisait la voltige ou « la roue » sur le sol de la remise, « le poirier » en espalier le long des murs, « le bras de fer » sur le coin des tables, que sais-je encore !

M. Hémon, afin de le contraindre à travailler d’autre façon, à étudier les matières de ses prochains examens, lui interdit l’entrée de ce gymnase particulier, et, pour bien s’assurer que sa défense ne serait pas violée, il ferma à clé la porte de la remise.

Octave ne souffla mot et parut se résigner ; mais un soir que M. Hémon fumait son cigare et venait de terminer la lecture de son journal au café des Oiseaux, il vit s’approcher de lui un de ses voisins de la place Reggio, le pharmacien Miraucourt, qui lui demanda à brûle-pourpoint s’il était vrai que l’aîné de ses fils fût engagé chez des saltimbanques, dans la troupe des Lamberti…

« Que me chantez-vous là ? interrompit M. Hémon interloqué.

— Ne vous fâchez pas, repartit mielleusement et insidieusement l’apothicaire. Je croyais… C’est dans votre intérêt,… votre intérêt seul…

— Quoi donc ? Parlez, monsieur Miraucourt !

— N’avez-vous pas autorisé ce jeune homme à fréquenter ces acrobates qui sont sur le champ de foire, la famille Lamberti,… de très braves gens, du reste ?

— Mais du tout, du tout, je ne l’ai pas autorisé ! répliqua avec véhémence M. Hémon. Qu’avez-vous donc vu ? Que savez-vous ?

— Peu de chose,… rien, rien…

— Mais si, puisque vous venez de me demander si mon fils aîné ne faisait pas partie d’une troupe de saltimbanques ! Il y a quelque chose qui vous porte à supposer cela !

— Sans doute… Oui, je…

— Mais parlez donc, monsieur Miraucourt !

— Il était en maillot…

— Qui ? Mon fils Octave ?

— Derrière la baraque des Lamberti… Il me semble bien…

— Vous avez vu mon fils Octave en maillot ?

— Je l’ai vu… sans le voir, ânonna le cauteleux personnage. Je ne faisais que passer… Je crois cependant bien… A moins que je ne me fusse trompé ! Car tout est possible, monsieur Hémon… »

Sans en écouter davantage, et désespérant d’obtenir de ce timoré et astucieux concitoyen une parole précise, M. Hémon le remercia de son « obligeante » communication et rentra chez lui.

Il lui tardait d’interroger Octave et de dissiper ses doutes.

« En maillot ! Au milieu de saltimbanques ! se répétait-il avec indignation, en montant l’escalier qui menait à la chambre de son fils aîné. Non ! Non ! Il y a erreur… Ce n’était pas lui ! »

Il trouva Octave sommairement vêtu et en train de faire le saut périlleux au-dessus d’un matelas étendu à terre : il lui fallait bien, depuis qu’il n’avait plus son gymnase, se contenter de l’étroite pièce où étaient rangés son lit et son bureau, et s’y organiser tant bien que mal.

« C’est ainsi que tu travailles ? s’exclama M. Hémon à ce spectacle. Toujours tes bêtises ! Comment, tu n’as même pas pu te présenter au baccalauréat, même pas osé affronter ces épreuves ni en juillet ni en octobre, et voilà à quoi tu emploies ton temps ! Et sais-tu ce qu’on vient de m’apprendre ? Sais-tu ce qu’on raconte par toute la ville ? Que tu figures sur le champ de foire, parmi les paillasses !… dans la troupe des Lamberti !… Est-ce vrai ? Réponds-moi ! »

Octave Hémon avait bien des défauts, mais le mensonge et l’hypocrisie n’étaient pas son fait. A l’opposé du pharmacien Miraucourt, il ne tergiversait jamais, lui, n’usait jamais d’artifices ni d’échappatoires, et disait simplement et nettement ce qu’il avait à dire.

« C’est faux, papa, je n’ai jamais figuré dans cette troupe ni dans aucune autre, répliqua-t-il avec une animation toute vibrante de sincérité, et ceux qui t’ont raconté cela sont des imposteurs. Seulement, j’avoue que je connais un des fils Lamberti, et que je vais souvent m’exercer avec lui. Nous faisons des tours, mais entre nous, pas en public ! Que veux-tu ? J’ai la passion de la gymnastique et de toutes ces… ce que tu appelles des bêtises : c’est ma vocation !

— Ta vocation ?

— Oui, papa.

— Laisse-moi donc tranquille ! Ta vocation !

— Mais, papa…

— Mais, mon ami, réfléchis donc ! Quel métier !

— Je le sais, mais… j’aime cela ! Je ne peux te dire autre chose ! Je présume bien que tu ne m’autoriseras jamais à me mettre acrobate…

— Tu peux même faire mieux que de le présumer, mon garçon, tu peux en être absolument sûr.

— Je me le dis bien aussi. C’est pourtant ce qui me conviendrait le mieux ! Oui, papa ! Quel bonheur, si… Tu verrais que d’applaudissements ! Quels succès ! Tu serais fier de moi !

— Pas du tout ! Ah mais non ! Ne va pas t’imaginer pareille chose ! Je serais, au contraire, très…

— Si, papa ! Quand tu entendrais tous ces bravos, tous ces trépignements… Quel triomphe ! Tu te dirais : « C’est mon fils ! C’est pourtant lui qu’on acclame de la sorte ! lui qu’on admire… »

— Je me dirais que ce n’est pas ta place…

— Je comprends bien,… je comprends bien tes scrupules. Oui ! Aussi, comme je ne veux pour rien au monde te faire de la peine, ni à maman non plus, c’est sur M. Mayeur que je compte !

— Sur M. Mayeur ? A quel propos ?

— Pour lui succéder comme professeur de gymnastique ! Je me contenterais de cela, à la rigueur !

— C’est autre chose. En attendant, il vaudrait mieux pour toi étudier, préparer ton entrée à Saint-Cyr… Ah ! c’est ce jour-là, le jour de cette admission, que je serai heureux, que je serai vraiment fier de toi ! »

M. Hémon n’en avait pas fini avec son fils Octave et n’était pas au bout de ses tracas.

Dans la semaine qui suivit cette explication, comme il se présentait chez l’économe du lycée pour régler les frais d’externat de ses quatre fils, il trouva près de lui M. le proviseur, qui l’invita à passer dans son cabinet :

« Je serais heureux de causer avec vous, monsieur Hémon. »

M. Hémon de penser aussitôt :

« C’est encore à cause de ce diable de Frédéric, c’est certain ! Qu’est-ce qu’il peut bien avoir fait ? Quelle nouvelle frasque ?… »

Mais non, il ne s’agissait pas cette fois « du plus terrible des quatre », mais d’Octave, de l’infatigable et incorrigible gymnaste.

« Je crois de mon devoir de vous avertir, commença M. Feuilhestre, que votre fils aîné ne nous satisfait pas, qu’il ne manifeste aucun progrès…

— Hélas ! soupira M. Hémon. J’ai beau le sermonner !

— Nous pareillement. Et c’est peine inutile : il ne témoigne aucun goût pour l’étude. A part la gymnastique…

— Ah oui ! Plût au Ciel !

— Nous l’avons laissé entrer en rhétorique, quoiqu’il fût d’une faiblesse déplorable. Cinq de ses camarades viennent d’être reçus aux derniers examens du baccalauréat ; pour lui, il n’a même pas été question de tenter la chance… Impossible ! Que faire ? Il approche de ses dix-neuf ans, et son entrée à Saint-Cyr me semble… me semble bien compromise. Il n’y faut plus songer, monsieur Hémon !

— Alors ? demanda anxieusement le père d’Octave.

— Il perd son temps au lycée : voilà la vérité. Et croyez bien que, pour vous faire une telle déclaration, il faut que j’aie acquis la certitude de ce que j’avance. Sans cela, si j’avais le moindre espoir… Mais non !

— Je comprends… je me rends bien compte moi-même, bégaya M. Hémon. Il ne veut rien faire… Ce n’est cependant pas un méchant garçon ! soupira-t-il.

— Nullement ! repartit le proviseur. Je suis le premier à lui rendre justice, à reconnaître son bon cœur, sa gentillesse de caractère, sa franchise, sa droiture, toutes ses aimables qualités. Par malheur, il possède un défaut que vous avez vous-même constaté, que vous venez d’avouer vous-même : il ne veut rien faire. Chez lui, aucun goût pour l’étude, encore une fois, pas le moindre amour du travail ! Je crois donc que nous avons tort de nous obstiner…

— Évidemment ! soupira derechef M. Hémon. Et je vous remercie, monsieur le proviseur, de cette sincérité ; mais, comme vous le disiez tout à l’heure, que faire ?

— Puisque Octave se destinait à l’École de Saint-Cyr, c’est que l’état militaire ne lui déplaît pas. Si vous l’engagiez comme soldat ?

— C’est, en effet, ce à quoi je songeais, ce qui vaudrait le mieux… Je ne vois même pas autre chose.

— Moi non plus ; je ne vois pas où il pourrait prétendre…

— Mais consentira-t-il ? Je vais lui en parler, en tout cas,… j’essaierai de lui faire entendre raison… Ah ! c’est bien pénible ! acheva M. Hémon en secouant tristement la tête. Moi qui avais rêvé pour lui l’épaulette, qui le voyais déjà sous-lieutenant, capitaine…

— Il peut fort bien réussir, faire vaillamment son chemin.

— Ce n’est pas là même chose… Et quel chagrin pour sa mère de se séparer de lui dans ces conditions !

— La discipline du régiment peut produire et produira certainement sur Octave d’excellents effets. Il est brave, courageux, plein d’entrain ; il se plaît à tous les exercices physiques ; il ne manquera pas de se faire apprécier de ses chefs, qui sauront tirer parti de lui, utiliser convenablement ses facultés.

— Puisque, d’ailleurs, il n’y a pas d’autre solution ! » conclut M. Hémon en poussant de nouveau un gros soupir.

Et, après avoir encore une fois remercié M. Feuilhestre de sa bienveillante sollicitude et de ses conseils si désintéressés et si judicieux, il reprit le chemin de sa demeure et s’empressa d’aller mettre Mme Hémon au courant de cette conversation.

« Quitte à te causer de la peine, chère amie, il faut bien que je t’informe de ce que vient de me dire M. le proviseur au sujet d’Octave. »

Mme Hémon, elle aussi, — et Dieu sait avec quelle tristesse ! — convint qu’il n’y avait pas d’autre parti à prendre : force était de retirer Octave du lycée, et de l’engager dans un régiment.

Le soir même, en sortant de table, M. Hémon emmena son fils aîné dans son cabinet, et lui signifia ses intentions :

« Tu n’étudies pas ! Tu ne sais rien ! C’est du temps et de l’argent perdus que de t’envoyer au lycée ! Tous les avertissements, toutes les remontrances, toutes les exhortations et supplications que nous n’avons cessé, ta mère et moi, aussi bien que tes maîtres, de t’adresser, sont demeurés inutiles : c’est comme si nous avions prêché dans le désert. Eh bien, il faut en finir ! Tu iras faire connaissance avec la caserne, mon ami, tu goûteras de la discipline ! »

Cette perspective n’effraya nullement Octave.

« J’avoue, répondit-il, que j’ai mal profité des sacrifices que tu as faits pour moi…

— Ah ! tu le reconnais ? C’est déjà quelque chose !

— Oui, et je comprends ta décision, malgré tout le chagrin que j’éprouve de vous quitter… Mais écoute, papa, à une condition ! Promets-moi de m’accorder ce que je vais te demander !

— Explique-toi d’abord : dis ce que tu veux !

— Si je m’engage, que ce soit dans les zouaves ! Pas ailleurs, n’est-ce pas ?

— Si tu y tiens…

— Oui, dans les zouaves !

— Dans les zouaves, soit ! »


Albert Cim, Les Quatre fils Hémon. Paris : Librairie Hachette et Cie, 1906 ; 1 vol. (292 p.), gr. in-8 ; illustré de 62 gravures dessinées par Édouard Zier.
Texte retranscrit d’après le fac-similé de la BnF, collection Gallica, chapitre IV (pp. 47-57).