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Chapitre III. Premiers cigares

C’est avec Tony de Marson que je fumai mes premiers cigares, ou plutôt ma première pipe, car c’est par la pipe que j’ai commencé à apprécier les douceurs — et amertumes — du tabac.

Pendant les vacances de cette année-là, nous partions presque tous les jours après le dîner — c’est-à-dire après le repas de midi — et nous nous acheminions vers le bois de Saint-Roch, où le bon M. Vauthier et son fils Paul disposaient tous les ans une grande tendue[1].

Je vous parlerai plus tard de cette cruelle guerre que, selon une vieille coutume régionale, on faisait alors aux petits oiseaux, et des pièges, à la fois rustiques et barbares, qu’on leur tendait.

Sans tendue, je crois bien que mes vacances, tout comme celles de mes condisciples, n’eussent pas été complètes ; et ce n’étaient pas seulement M. l’avocat Vauthier et son fils Paul, alors élève à l’École des Chartes, que nous trouvions dans la maisonnette de Saint-Roch ; c’étaient les deux frères aînés de Tony, Armand et Frédéric de Marson ; c’était Achille Maucroix, qui se destinait à l’École Normale, Joseph Pernot, candidat à l’École Forestière, et Émile Larombardière, Raymond de Surlanges, Adolphe Mesnil, Édouard Lepage, Henri Trancart, tous élèves de « philosophie » ou de « spéciales » ; sans compter le capitaine Pontaubry, l’adjoint Mayoret, l’avocat Grandjean, intime ami du père Vauthier, et tant d’autres braves et paisibles citoyens de notre Ville-Haute.

La plupart de ces messieurs ou jeunes gens avaient chacun sa tendue dans le bois du Juré, aux alentours du cantonnement dit de Saint-Roch, et on allait se voir, on se réunissait les uns chez les autres, on faisait des parties de boules ou de cartes, et surtout on fumait des pipes en vidant des canettes de bière.

Je me rappelle, entre autres tendeurs acharnés, un receveur des domaines en retraite, le jovial et obligeant M. Parisot, qui, chaque fois qu’il nous rencontrait, Tony et moi, à proximité de son bois, nous invitait à venir nous rafraîchir.

« Précisément, ce matin, j’ai apporté une bonne bouteille de bière de mars, quelque chose de fameux ! J’ai eu soin de l’enterrer, pour qu’elle se tienne bien au frais…. Venez, mes petits amis, vous m’en direz des nouvelles ! »

Nous entrions dans son bois, et, arrivés devant la maisonnette, une simple cabane ou cabou­rotte[2] en rocaille et en planches, sans cave ni grenier, M. Parisot allait décrocher son cha­verot[3] (sorte de houe, de petite bêche triangulaire) et reprenait, en indiquant le pied d’un arbre ou quelque épaisse trochée de noisetiers :

« Tenez, c’est ici ! Nous allons la déterrer…. Attention ! »

Immanquablement le premier coup de chaverot tombait sur la fameuse bouteille et la cassait en deux.

« Oh ! oh ! ! ! Pas de chance ! Et moi qui vous ai dérangés de votre chemin, fait venir jusqu’ici ! Oh ! que c’est donc contrariant ! ! Avec toutes les bouteilles que j’ai ainsi brisées, n’est-ce pas, mes petits amis, j’aurais certainement eu de quoi faire construire une cave à ma baraque, et une belle cave encore, avec citerne ! Oui, je me le dis souvent ! »

Paul Vauthier, Achille Maucroix, Joseph Pernot, Raymond de Surlanges, tous ces grands garçons de dix-huit à vingt ans, ne se souciaient guère de deux gamins comme Tony et moi, et ne nous regardaient qu’avec commisération, dédain et mépris.

Il aurait fait beau que nous eussions recours à ces hauts personnages pour obtenir une pincée de tabac !

« Comment ! comment ! De quoi se mêlent ces blancs-becs ! Eh bien, merci ! Ils en ont de l’aplomb ! Fumer ? Par exemple ! Mais, chétifs galopins, misérables petits mômes, on vous tordrait le bout du nez qu’il en jaillirait encore du lait ! Attendez donc au moins que votre barbe soit poussée — comme la nôtre ! »

Ce sont probablement ces humiliants sarcasmes et sanglantes invectives qui avaient déterminé Tony à implorer, comme on l’a vu, l’aide de Victor Lescuyer, l’élève apothicaire, et à se livrer, avec sa pommade, à d’irritantes, cuisantes et malencontreuses frictions.

Aussi, dans son apprentissage de fumeur, se gardait-il bien de demander conseil à ses frères ou à leurs amis. En vrai sage, en philosophe du Portique, il ne comptait que sur lui seul et tirait toute sa force et sa science de son propre fonds.

Une après-midi donc — les matinées étaient presque régulièrement consacrées à nos devoirs de vacances, — avant de gagner le bois de Saint-Roch, Tony de Marson m’emmena chez l’épicier et débitant de tabac Tissopin, et là nous fîmes nos choix et emplettes.

J’achetai pour mon compte, et sur les précieuses indications de mon compagnon, une énorme pipe en terre, représentant une tête de patriarche douée d’une magnifique barbe en éventail — une « tête de Jacob » : c’était le nom spécial de ces pipes, — plus un court tuyau de merisier à bout de corne, qui s’adaptait à ce récipient ; et enfin dix centimes de « caporal ». Tony, qui possédait déjà son fourniment complet, tira sa blague de sa poche et se la fit remplir ; coût : vingt-cinq centimes.

Ce n’est qu’aux approches des dernières maisons, vers le sommet de la rue ou côte de Pilviteuil, que nous nous décidâmes à exhiber nos instruments et à les bourrer. Puis nous frottâmes chacun une allumette, et l’opération commença.

Il m’était bien arrivé, à quelques reprises, entre mes huit et dix ans, de pratiquer cette manœuvre avec du « bois à fumer », de ces sarments bien secs de viorne ou clématite, que les gamins de chez nous vont couper dans les fourrés ou les haies. J’avais été tant soit peu initié à ce procédé économique, alors que j’usais mes premières culottes à l’école Rollin, sous la gouverne de l’excellent M. Forget ; mais le tabac, le « caporal », c’était bien autre chose !

Je ne tardai pas à l’éprouver.

Nous continuions de gravir cette côte rocailleuse de Pilviteuil, sous un soleil ardent, torride, dont les rayons tombaient d’aplomb sur nos têtes. Il me semblait marcher — je me le rappelle comme si c’était d’hier — dans une véritable fournaise. Cette incandescente température, jointe à une aveuglante réverbération, vint compliquer encore les effets de la nicotine. Nous n’avions pas doublé l’angle de l’ancienne Poudrière, que je sentais déjà ma tête tourner, mes jambes flageoler, certains maux de cœur….

Mais je me gardai bien d’avouer à Tony ces alarmants symptômes ; à mauvais jeu je fis bravement bonne mine, je tins ferme ma « bouffarde » et en aspirai avec plus d’énergie encore l’âcre et abominable fumée.

Nous atteignîmes le petit plateau des Roches, à l’extrémité duquel s’ouvre, à travers la forêt du Juré, le chemin qui conduit à Saint-Roch.

« Je n’en peux plus, Tony, dis-je en balbutiant ; il faut que je m’arrête…. Je vais m’asseoir là,… un peu… à l’ombre,… sous cette roche…. »

En même temps je lui tendis ma pipe, que j’allais laisser choir.

« Oh ! le capon[4] ! Tu es pire qu’une fille, tiens ! Pour quelques bouffées de tabac ! »

Nous nous trouvions devant une excavation que je connaissais bien, près d’une grosse roche, sous laquelle plus d’une fois j’avais été me mettre à l’abri, avec Tony même, et faire cuire des pommes de terre sous la cendre.

« Je m’en vais me reposer là…. Je te rejoindrai dès que cela ira mieux….

— Mais là-bas on me demandera de tes nouvelles ! Le père Vauthier, mes frères….

— Tu leur diras que…, que….

— … que tu es tombé malade en route ? Pour qu’ils accourent tous te chercher !

— Ce…, ce…, ce que tu voudras !

— Oh ! le capon ! Poule mouillée, va ! »

Et Tony reprit sa route, pendant que….

Mais tirons un voile sur ce triste tableau.

La leçon me profita : durant toute une année j’eus l’odeur du tabac en dégoût et exécration, et la vue d’une pipe, même autre qu’une « tête de Jacob », éveillait en moi comme une vague panique et de douloureux haut-le-cœur.

Au bout de ce temps j’eus la malchance de me découvrir un sauveur,… oui, un de mes camarades qui m’avait sauvé la vie ; et comme je ne sais rien de plus honteux et de plus répugnant que l’ingratitude, je n’osai pas repousser les tentations de ce magnanime ami, les bruns trabucos et les blonds manilles qu’il m’offrait, et Jean Nicot compta un disciple de plus.

Voici l’histoire.

Il m’arrivait fréquemment l’été, en quittant le lycée, après la classe du soir, et avant de remonter chez nous, d’aller me baigner dans notre maigre rivière d’Ornain — si maigre, en effet, qu’on avait dû établir un barrage à l’extrémité de la promenade des Saules, afin de retenir les eaux et d’avoir ainsi un endroit où l’on pût se mouiller plus haut que le mollet.

Ce barrage, tout primitif et qu’on haussait et baissait, ouvrait et fermait, j’ignore pourquoi, vingt fois le jour, offrait pour les apprentis nageurs un suprême inconvénient : on n’était jamais sûr d’« avoir pied », même aux endroits que l’on connaissait le mieux.

Or, un jour que, fatigué de faire la planche, je venais d’interrompre cet exercice et essayais de gagner bord, je m’aperçus, à ma grandissime frayeur, qu’on avait fermé ou relevé le barrage, et que j’enfonçais dans l’eau sans atteindre le fond.

Et en enfonçant, tandis que je m’efforçais d’appeler au secours et que déjà l’eau faisait glouglou sur mes lèvres, au moment même où ma tête allait s’immerger et disparaître sous la verte nappe, mes regards — les derniers que je promenais au-dessus de l’onde sans doute — rencontrèrent mon camarade Herbelot, Maurice Herbelot, qui, debout sur la berge, considérait d’un œil attentif et curieux, mais sans s’émouvoir aucunement ni bouger le moins du monde, en paisible amateur et prudent philosophe, la lutte désespérée que je soutenais contre le perfide élément.

L’Ornain, par bonheur, n’est pas large :

Un géant altéré le boirait d’une haleine ;
Le nain vert Obéron, jouant au bord des flots,
Sauterait par-dessus sans mouiller ses grelots.

Je me trouvais tout près du bord ; mes doigts crispés purent s’agripper à une souche d’arbre faisant saillie sous l’eau, et je me soulevai, je me hissai hors de ma tombe.

« Ouf ! Oh !…. »

J’étais encore tout haletant, ahuri, anéanti, lorsque Herbelot s’approcha de moi.

« Eh bien, mon vieux, tu l’as échappée belle ! Vrai ! j’ai bien cru que tu allais y rester ! » s’écria-t-il, en me contemplant avec intérêt et un étonnement non dissimulé.

Puis il me proposa d’aller quérir mes vêtements, qui se trouvaient sur l’autre rive, ce à quoi j’acquiesçai d’un simple signe de tête, tant je me sentais encore estomaqué et désemparé.

Herbelot traversa la rivière en se servant de la poutre du barrage comme d’un pont, puis revint bientôt par le même chemin, avec mes effets empaquetés dans ma blouse, et m’aida à me rhabiller.

« Ah ! mon pauvre vieux Cim, quelle secousse, hein ? Si tu avais pu te voir plonger ! Tu soufflais et reniflais comme un phoque ; tu gigottais, te tordais, battais des paupières, ouvrais un bec !… Tu en faisais une grimace !

— J’aurais bien voulu te voir à ma place, toi !

— Ah ! le fait est que…. Oui, tu as dû boire un rude coup tout de même ! répliqua Herbelot. Enfin, te voilà sain et sauf, mon vieux ! Donne, que je te noue ta cravate…. Et ta ceinture à présent,… où est-elle ? Ah ! elle est restée là-bas. Ne t’en préoccupe pas, je vais te la chercher…. Là ! viens maintenant,… prends mon bras. Je te reconduirai jusque chez toi. »

Le lendemain matin, comme je me rendais en classe, je fus rejoint, dans la rue de la Banque, par deux de mes condisciples, Paul de Guerpont et Adrien Baduel, le fils de l’inspecteur d’académie, qui, dès l’abord, me parlèrent de mon accident de la veille et de la chance que j’avais eue d’être secouru par Herbelot.

« Il a été effectivement très complaisant, répondis-je ; il m’a apporté mes affaires, m’a aidé….

— Comment, complaisant ! Tu es modeste, toi ! interrompit Guerpont. Complaisant ! Quelqu’un qui expose ses jours pour toi !

— Qui va te chercher au fond de l’eau !

— Te ramène évanoui….

— Mais je vous assure… !

— A qui tu dois la vie enfin ! » lança Baduel avec une vigueur et une emphase sans réplique.

J’essayai pourtant de raconter et expliquer l’événement.

« N’exagérons pas ! Je vous…. »

Mais alors ce fut le tour de Guerpont de s’indigner et me rappeler à l’ordre et au respect des services rendus.

« Ce n’est vraiment pas bien de ta part de diminuer le mérite d’Herbelot, ton sauveur malgré toi !

— Malgré moi, certes oui, car j’ignore….

— Enfin, tu auras beau dire, il t’a retiré de l’eau ! On vous a vus ! On l’a vu s’élancer, plonger, plonger à plusieurs reprises….

— Oui, tu dois un fameux cierge à Herbelot ! interrompit un autre élève, Alfred Diélaine, qui arrivait en ce moment. On vient de m’apprendre la chose….

— Qui donc ?

— Mais tout le monde ! Je suis passé chez Maillard il y a une seconde, pour acheter un correct ; la boutique était pleine d’élèves, on ne causait que de ça, de ton sauvetage….

— C’est trop fort ! m’écriai-je.

— … du courage d’Herbelot, de sa présence d’esprit, de son dévoûment pour toi….

— Ah oui ! mon cher ! fit un nouveau survenant, René Digeaux. Herbelot a été admirable ! Sans lui, songe où tu serais ! »

Jusqu’au professeur, à M. Birglin, qui, dès notre arrivée dans la salle, arrêta Herbelot au passage pour le féliciter et le congratuler.

« C’est bien, jeune homme ! C’est beau ! C’est noble et grand ! Je tiens à vous exprimer moi-même…. Oui ! Tu Marcellus eris ![5] »

Allez donc lutter contre un tel courant de popularité et de gloire !

D’ailleurs Maurice Herbelot ne me lâchait plus. En me rendant au lycée, en en revenant, dans mes sorties, promenades ou excursions des jeudis et des dimanches, partout et sans cesse je trouvais mon sauveur sur mon chemin. Et c’étaient de sa part des prévenances, des amabilités, des gracieusetés, des gentillesses à n’en plus finir. Ah ! j’ai été soigné, choyé et cajolé, je vous prie de le croire ; j’ai su ce que c’était qu’« un ami véritable » !

Un dimanche qu’il y avait fête à l’église Notre-Dame, fête de la Congrégation, si je ne me trompe, et que ma tante Victorine m’avait bien recommandé d’aller la rejoindre aux vêpres, dans le banc de ma grand’tante Dommartin, j’avais à peine franchi le seuil de notre porte que, crac ! je me jetai dans l’inévitable Herbelot.

« Ah ! mon vieux ! mon bon vieux Cim ! Que je suis donc heureux ! J’allais te chercher, justement ! Regarde, tiens ! »

Et il tira de sa poche une poignée de cigares.

« Ce sont des bons, des extra, je t’en avertis ; je ne les ai pas achetés ; ils viennent de papa.

— Tu les lui as chipés ?

— Jamais de la vie ! Pour qui donc me prends-tu ? C’est lui qui me les a offerts.

— Ah !

— J’étais second hier en version latine, tu le sais bien ?

— Oui, mais je ne vois pas….

— Chaque fois que j’ai une bonne place en composition, que je suis dans les cinq premiers, papa ouvre sa boîte à cigares et me dit : « Pioche ! »

— Blagueur ! »

Oh oui ! qu’il l’était, vantard et « blagueur », Maurice Herbelot. L’histoire de son intrépide plongeon et de mon sauvetage a dû vous l’annoncer.

« Puisque je te le dis ! riposta-t-il.

— Heu ! heu !

— Demande à papa, si tu ne me crois pas ; demande-le-lui, quand tu le verras ! Il le sait bien que je fume ! Il sait bien que je ne suis plus un gamin ! Et lui-même m’y autorise, lui-même me tend son porte-cigares…. C’est tout simple, entre hommes ! »

Comme, tout en devisant de la sorte, Herbelot et moi, nous descendions la côte de l’Horloge, soudain nous entendîmes courir derrière nous : c’était Paul de Guerpont qui nous avait aperçus et nous rattrapait.

« Où allez-vous comme ça ? » demanda-t-il.

Herbelot, en guise de réponse, cligna de l’œil et lui exhiba ses cigares.

« Bonne affaire ! J’en suis ! Tu veux bien ?

— Pardi !

— Mais de quel côté ?…

— Oh ! je connais un excellent endroit ! s’empressa de répliquer Herbelot. Pas loin ! Et nous ne serons pas dérangés !

— Où ça ?

— Dans le chantier de planches de Druballe-Groulard, sur le port.

— C’est une idée !

— Parfait !

— N’est-ce pas, nous serons là… comme chez nous !

— Mieux que chez nous, bien mieux ! repris-je en riant. Car si, à la maison, j’osais….

— Et moi donc ! » s’écria Guerpont.

Arrivés à destination, nous nous faufilâmes à travers les innombrables piles de voliges et d’entrevous rangées le long du canal ; une solide planche, appuyée dans les interstices de deux de ces piles, nous tint lieu de banc ; et nous nous trouvâmes on ne peut mieux installés pour savourer, à l’abri de tous regards, les manilles « extra » de M. Herbelot.

J’avais fumé déjà plus de la moitié du mien, lorsque le carillon des cloches de Notre-Dame vint à retentir et me rappela l’engagement que j’avais pris vis-à-vis de ma tante.

« Il faut que je vous quitte ; voilà le dernier coup des vêpres….

— Mais non, ce n’est pas le dernier ; ce n’est que le second, je t’assure ! riposta Herbelot.

— Non, non, c’est bien le troisième, repartis-je, j’en suis certain. Je ne veux pas être grondé, je me sauve. Adieu ! »

En me sauvant, je me trouvais dispensé de terminer ce cigare superfin, et c’est à cette dispense et cette liberté que j’aspirais par-dessus tout.

Oh ! les manilles extra ! Je crois que c’est encore plus traître et plus terrible que les pipes à tête de Jacob !

J’atteignis néanmoins sans encombre le porche de Notre-Dame et je pénétrai dans l’église. L’office était commencé — j’avais bien dit que c’était le troisième coup ! — et comme le banc de ma grand’tante Dommartin était placé dans la chapelle de la Vierge, il me fallait traverser la nef dans presque toute sa longueur.

En m’apercevant, ma tante Victorine esquissa un de ces bons et affectueux sourires, comme pour me remercier de lui avoir tenu parole. Mais, à peine m’étais-je agenouillé près d’elle, qu’elle me heurta l’épaule :

« Tu as fumé, polisson ! Je sens cela !

— Ma tante, je te jure !

— Veux-tu bien ne pas mentir ! Tu empestes le tabac. »

Hélas ! hélas ! A quoi pouvaient servir mes protestations et mes serments, je vous le demande, puisque mes yeux papillotaient, mon teint blêmissait, tout virait et dansait autour de moi.

« Ma tante,… j’ai très mal,… murmurai-je, à bout de forces. Je m’en vais…. »

Mais ma tante Toto m’aimait trop pour me laisser partir seul en pareil état. Elle se leva, me saisit par le coude, et nous défilâmes ainsi devant l’assistance entière, moi, tout penaud, consterné et défait, un bras ballant, les jambes molles et fléchissantes, éprouvant toutes les émotions, toutes les transes d’un roulis et d’un tangage impétueux et incessants ; ma tante, elle, honteuse et indignée de posséder un tel neveu et d’être obligée de l’exhiber en public.

Eh bien, le samedi suivant, pas plus tard, quand « mon sauveur », après la classe du soir, me glissa dans l’oreille : « Quatrième en histoire et géographie, mon vieux ! Il y aura encore des cigares demain ! Je t’attendrai sur le canal, au pont tournant ! » je ne répliquai pas non, j’acceptai le rendez-vous et j’y allai.

Et chaque dimanche, que la composition d’Herbelot eût été bonne ou mauvaise, quelle que fût sa place hebdomadaire, les cigares paternels ne nous faisaient jamais défaut — vraiment il fallait que M. Herbelot fût d’une indulgence ! Je me le disais parfois ! — Chaque dimanche, entre messe et vêpres, nous nous glissions tous les trois, « mon sauveur », Guerpont et moi, dans le vaste chantier de Druballe-Groulard, et, assis bien à notre aise entre les piles de planches, commodément abrités par elles contre le soleil ou la pluie, nous nous aguerrissions contre les nausées du tabac, — nous faisions notre apprentissage d’hommes.

Malgré tout mon désir de clore ce chapitre par quelque joyeuse et exhilarante réminiscence, je ne puis oublier le tragique événement qui eut pour théâtre la maison de Maurice Herbelot ; je tiens à demeurer fidèle avant tout à mes devoirs d’historien impartial, véridique et complet.

Je n’insisterai pas sur la provenance des manilles et trabucos que Maurice apportait à nos réunions dominicales et nous octroyait : il est depuis longtemps certain pour moi que ma première idée était la bonne, que ces cigares avaient été « chipés » à M. Herbelot père par M. son fils. Mais il est certain aussi que M. Herbelot, ancien capitaine de recrutement, retraité à Popey, était un infatigable et enragé fumeur.

Il avait un autre enfant que Maurice, une petite fille de cinq ou six ans plus jeune que nous — la petite Emma, qui nous servait de « souffleur » quand nous jouions la comédie, — et qui soudain, alors qu’elle atteignait sa dixième année, tomba dans une maladie de langueur et de somnolence inexplicable. Tous les docteurs de la ville, M. Nêve, M. Michel, le père Pelletier, le père Poussinot — ce plaisant Esculape, qui déclarait un jour, à l’issue d’un banquet, qu’un médecin sérieux et qui se respecte ne doit consentir à boire « à la santé » de personne, — étaient venus la voir, l’avaient examinée, auscultée et palpée : ils y perdaient leur latin.

« Ces douleurs de tête, dont se plaint l’enfant, cette accélération des battements du cœur, ces nausées, ces vertiges,… on dirait un empoisonnement, un empoisonnement par la nicotine. Elle ne fume cependant pas, cette fillette ?

— Vous plaisantez, docteur ?

— Mais non, je ne plaisante pas ! Êtes-vous bien sûr… ?

— Absolument, docteur, absolument ! Elle ne nous quitte pas. Donc, si elle s’amusait à fumer, nous nous en serions bien aperçus, sa mère ou moi.

— Quand on examine ses doigts, ses lèvres, ses dents, rien ne semble, en effet, indiquer qu’elle fume. C’est singulier ! »

Un soir que M. Nêve, sortant de chez un malade, passait devant la demeure de M. Herbelot, il vit de la lumière aux fenêtres, et, malgré l’heure indue, comme il avait annoncé sa visite pour ce jour-là et qu’on avait dû l’attendre, il sonna à la porte.

Ce fut M. Herbelot qui descendit ouvrir.

La chambre de la jeune fille communiquait avec celle de son père, et, par mesure de précaution, on laissait, durant la nuit, la porte commune entr’ouverte.

Près de pénétrer dans la pièce que M. Herbelot venait de quitter, le docteur Nêve recula, suffoqué.

« C’est vous qui faites cette fumée-là ?

— Oui, docteur. Comme je vous l’ai dit déjà, je souffre d’insomnies, je ne me couche jamais que très tard, vers le matin ; et, pour me distraire, tout en lisant, je fume quelques bonnes pipes….

— Avec cette enfant à côté de vous ? »

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Rien n’y fit : il n’était plus temps de remédier au mal, et la petite Emma mourut des « bonnes pipes » de son papa.


Albert Cim, Mes amis et moi. Paris : Librairie Hachette et Cie, 1893 ; 1 vol. (253 p.), in-16 ; illustré de 16 vignettes d’après A. Ferdinandus et Slom.
Texte retranscrit d’après le fac-similé numérique d’Internet Archive, chapitre III (pp. 33-56).


 Notes
  1.  Tendue, subst. fém. Se dit des pièges fixes ou mobiles que l’on tend aux oiseaux pour les prendre.
    Jacques-Joseph Baudrillart, Traité général des eaux et forêts, chasses et pêches, tome I, partie III, p. 650.  ↩
  2.  Cabourotte, subst. fém. Petite cabane, niche à chien, logette, chambrette, etc.
    Guy Marchal, Le patois lorrain, à la lettre « C ».  ↩
  3.  Chaverot, subst. masc. Outil à main composé d’un fer plat et tranchant faisant un angle aigu avec le manche, et servant à retourner la terre. Du verbe chaver. Creuser.
    CNRS et Université de Lorraine, Tlfi, à l’article Chaver ↩
  4.  Capon ou caponne, subst. Personne lâche et peureuse. Également, en argot scolaire, un élève qui dénonce ses camarades.
    CNRS et Université de Lorraine, Tlfi, à l’article Capon ↩
  5.  Tu Marcellus eris ! Latin. Tu seras Marcellus !
    Virgile, Énéide, livre vi, La descente aux enfers.  ↩