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III. Mes grandes peurs

Une après-midi d’été que j’étais assis sur le large entablement intérieur de la fenêtre du salon, en train de goûter, vis-à-vis de ma tante Toto qui brodait « au plumetis », un roulement de tambour retentit soudain près de nous, à l’angle de notre rue du Tribel et de la Grand’Rue.

Ce n’était pas le bref roulement habituel et bien connu de nous tous du tambour de ville ; c’étaient des battements précipités et prolongés, analogues à ceux que faisaient entendre sur leurs estrades les saltimbanques de la foire de mai.

Ma tante ouvrit la fenêtre et se pencha : tous nos voisins étaient déjà sur le seuil de leurs portes, et plusieurs d’entre eux se dirigeaient vers l’extrémité de la rue, d’où partait le bruit ; mais, de l’endroit où nous étions, il nous était impossible de rien voir.

Tony de Marson et sa grande sœur Clémence — celle qui avait une si belle voix — sortirent en courant.

« Qu’y a-t-il ? leur cria ma tante.

— C’est un théâtre de guignol, répondit Mlle Clémence, qui s’arrêta net et s’approcha aussitôt de notre fenêtre. J’y mène Tony. Voulez-vous me laisser prendre Albert ? Il viendra avec nous….

— Oh oui ! oui ! m’écriai-je en lui tendant les bras.

— Tu seras bien sage au moins ? » me dit ma tante.

Mais déjà Clémence m’avait enlevé et posé à terre.

Je n’avais pas plus de quatre ou cinq ans alors ; je me rappelle néanmoins tous les incidents de cette journée comme s’ils dataient d’hier.

Jamais je n’avais vu de guignol, ce genre de spectacle n’existant pas à Popey ; je ne savais même pas ce que ce terme signifiait ; mais le mot « théâtre », également prononcé par Mlle Clémence, suffisait à exciter ma curiosité et me laissait deviner de quoi il s’agissait. Et puis tous ces gamins, tout ce monde qui courait !

Nous arrivâmes à l’angle de la rue, et je constatai à mon grand étonnement que c’était une femme qui battait le tambour. En même temps j’aperçus, presque adossée à la maison de M. de Vendières, une sorte de baraque haute et étroite, de longue cage en toile blanche, dont la partie antérieure, la façade, était coupée et évidée vers son sommet et formait ainsi une scène minuscule, garnie de deux petits rideaux rouges relevés par des embrasses.

La femme interrompit le va-et-vient de ses baguettes, et un homme qui se trouvait près d’elle, son mari sans doute, souleva la toile de la baraque et disparut dans l’intérieur.

Alors la femme nous rangea devant la scène, tout près ; puis elle fit la quête, et, après avoir vigoureusement repoussé derrière l’assistance payante quelques polissons qui s’étaient faufilés aux premières places et comptaient s’y maintenir en cachette et gratuitement, elle exécuta un nouveau roulement de tambour, — et nous vîmes apparaître M. Polichinelle armé de son bâton et dans toute sa gloire.

Mme Polichinelle ne tarda pas à se montrer et à faire connaissance avec ledit bâton ; puis vint le tour de M. le commissaire, de M. le juge et de MM. les gendarmes, qui, tous, successivement et en un clin d’œil, furent rossés d’importance.

Tout à coup, ran tan plan, ran tan plan, ran tan plan, plan, plan,… le tambour résonna derechef ; le seigneur Polichinelle, ses poursuivants et ses victimes firent le plongeon derrière la toile ; la baraque oscilla sur elle-même, puis, hissée sur les épaules de l’homme qu’elle renfermait, se mit en marche et monta la rue du Jard.

La représentation était finie pour nous et l’on allait en donner une autre plus loin.

« Suivons-les ! Suivons-les ! criait Tony de Marson. Viens, Clémence ! viens, dépêchons-nous ! »

Mais Mlle Clémence, qui nous tenait tous les deux par la main, refusa énergiquement d’accéder aux impérieuses instances de son jeune frère et nous ramena, lui et moi, au logis.

Si court qu’eût été le spectacle auquel je venais d’assister, il produisit sur moi la plus vive impression. Il m’était si nouveau ! Sans cesse je l’avais devant les yeux, je revoyais le superbe et terrible M. Polichinelle tout chamarré de pourpre et d’or, brandissant furieusement sa bille de bois et frappant à coups redoublés sur les épaules de M. le commissaire ou la tête à perruque de M. le juge.

Le soir arriva. Nous dînions — ou, pour parler le langage du pays, nous soupions — de très bonne heure, à cinq heures, ce qui était bien gênant, puisque nous pouvions avoir encore des visites ou risquions d’en voir survenir. Mais ma grand’mère avait l’habitude de se mettre à table à cette heure-là et, malgré les exhortations de ma tante Toto, n’en voulait pas démordre. Aussi, d’ordinaire, lorsque le moment du souper approchait, nous laissions sonner et ne répondions pas. Le souper terminé, je jouais, l’été dans le jardin, l’hiver près du feu, devant le guéridon, sur lequel j’étalais des bandes de soldats collés sur du carton que je m’appliquais à découper, ou quelque livre à images, l’Ami des Enfants de Berquin, Robinson Crusoë, les Fables de La Fontaine ou de Florian, que je feuilletais, relisais et ressassais continuellement et presque machinalement, sans me lasser ni en convoiter d’autres. A huit heures, huit heures et demie au plus tard, ma grand’mère ou ma tante, et le plus souvent toutes les deux ensemble, prétendaient que « le petit bonhomme au sable venait de passer », affirmaient que mes yeux papillotaient, que « je n’y voyais plus, ne me tenais plus debout », et en un tour de main j’étais déshabillé et porté au lit, dans une alcôve de la pièce voisine, où couchait ma grand’mère.

Or, ce soir-là, impossible de m’endormir ! M. Polichinelle, son juge et ses deux gendarmes ne me quittaient pas. Les grands rideaux de la fenêtre, qui, retenus par leurs embrasses, s’évasaient tous deux en tombant, comme ceux de la baraque, prirent bientôt à mes regards l’aspect d’une gigantesque scène de guignol, et, dans leur ouverture à demi éclairée par la lune, je voyais toutes sortes de fantômes se mouvoir, se pourchasser, se bousculer….

La peur me saisit. Je me jetai à bas de mon lit, en hurlant comme un possédé, et me précipitai vers la porte du salon, que j’ouvris toute grande d’une seule poussée.

« Il y a des diables !… des diables dans la chambre !… Je les ai vus devant la croisée !

— Il y en a toujours un de moins, maintenant que tu n’y es plus, et un fameux ! » me répliqua ma grand’mère en m’embrassant et me faisant asseoir à ses pieds, près du feu.

Alors seulement je m’aperçus que grand’mère et tante Toto n’étaient pas seules, qu’il y avait là M. l’abbé Trancart et M. Marchal, l’archiviste, deux de nos amis les plus assidus. Mais, revenu de mes folles alarmes, je ne tardai pas à m’endormir sur le tapis, au bruit monotone de la conversation.

Une autre grande frayeur m’advint quelques années plus tard dans le village de Beauzée.

J’étais allé passer mes vacances de Noël chez ma tante Hermance, et une de ses anciennes élèves, Alix Pérard, me proposa de me mener à un veil­loir[1]. On donne ce nom chez nous — et maint autre, tel que ou­vroir[2], cisue ou lisue, écrin ou écrai­gnes[3], etc., selon les divers patois locaux de la Meuse — à des réunions de jeunes filles et de femmes qui, durant les soirées d’hiver, par économie de luminaire et de chauffage, se rassemblent et travaillent toutes dans la même chambrée. Je n’avais jamais vu de veilloir, et comme toutes les particularités de la vie rustique m’intéressaient par-dessus tout à cause de leur nouveauté même, j’acceptai avec empressement.

Ces veillées se tiennent soit dans une cave ou un vaste cellier, soit dans une de ces immenses cuisines, telles qu’on en rencontre fréquemment au village, soit encore dans une arrière-cuisine, qui se trouve chauffée par la plaque en fonte, la taque[4], de la cheminée. Dans le premier cas, on se dispense de faire du feu, et chaque assistante se borne à apporter, outre la chaise qu’elle laisse dans le local, son cou­vet[5], sorte de chaufferette en cuivre ou en terre vernissée. Autrement, elle contribue en nature ou par une minime obole aux frais du chauffage comme à ceux de l’éclairage.

Les langues ne chôment pas, vous le pensez bien, dans ces réunions féminines : et, tout en teillant leur chanvre, filant ou tricotant, nos « veilleuses » dégoisent à l’envi tous les cancans de la contrée, commentent à satiété tous les projets de mariage, les naissances, les départs ou les morts, et daubent volontiers à tour de bras sur les absents. C’est au point que j’ai vu maintes fois, sur la porte ou le long des murs des veilloirs meusiens, de satiriques épitaphes ou des enseignes comme celles-ci, dues aux Juvénals de l’endroit : Café de la Médisance, — Club de la Calomnie, — A la Renommée des Bonnes Langues, etc.

Pour se revancher sans doute de leur exclusion de ces assemblées, les garçons du village se plaisent à faire quantité de farces aux « veilleuses ». Ils chercheront, par exemple, s’ils peuvent profiter d’une ouverture de fenêtre ou d’un soupirail, à éteindre, à l’aide de projectiles variés, la lampe accrochée sous le manteau de la cheminée ou l’un des lumignons pendus au plafond. Ils s’embusqueront sur le passage de ces dames, lorsqu’elles sortent du veilloir, leurs lanternes à la main, et, tantôt enveloppés de draps de lit, comme de longs fantômes blancs, tantôt simplement par un brusque brouhaha, une explosion de cris et de hurlements cacophoniques, ils tâcheront de les effrayer et de leur faire regagner dare-dare le logis.

Le veilloir où me conduisit Alix Pérard se trouvait dans une rue montante, proche de la demeure de Mme Patin, à une extrémité du village. Mon camarade Gustave Pariset avait demandé à être de la partie et était venu nous rejoindre avec une de ses voisines, Mlle Zélia Feunette, encore une ancienne élève de ma tante.

On ne s’occupait pas seulement, dans ces réunions, de la chronique locale, on y racontait toutes sortes d’antiques légendes et de curieuses histoires ; les jeunes filles y chantaient des couplets de romances ou de cantiques, dont le refrain était repris en chœur par toute l’assistance, et c’est ainsi que j’entendis, ce soir-là, quantité de noëls populaires dans notre pays lorrain.

J’y entendis aussi et pour la première fois parler des animaux fantastiques et des malins esprits qui hantent les campagnes : des garous[6], qui errent la nuit autour des étables et ravissent le bétail ; — des sotrets[7] ou soutrets, lutins habillés de rouge, qui élisent les écuries pour domicile, soignent et protègent certains chevaux au détriment des autres, et vont même jusqu’à natter la crinière de leurs préférés ; — des hanne­quets[8] ou hannequins, feux follets, âmes en peine, légions de petits nains qui courent la nuit dans les bois ou à travers champs avec des aigrettes de flamme sur leurs chapeaux.

La plus grande partie de la soirée se passa à rappeler les méchants tours et narrer les exploits de ces sataniques personnages. Aussi on devine dans quel état d’esprit je sortis, et je puis dire nous sortîmes, Alix Pérard, Zélia Feunette, Pariset et moi, de ce cénacle.

Je donnais le bras à Alix et tenais la lanterne de mon autre main ; Pariset marchait de même auprès de Zélia, lorsque soudain, au bas de la rue, dans l’encoignure de l’épicerie Malvaux-Jacobé, surgit devant nous un gigantesque fantôme, un animal colossal, une sorte de girafe toute blanche, avec une tête énorme et de grandes oreilles pointues.

Nous voilà à jeter les hauts cris et à détaler de toute la vitesse de nos jambes.

Derrière nous la monstrueuse bête galopait et se secouait, et nous entendions, presque sur nos épaules, ses « Hou ! Hou ! Hou ! » continuels.

« Au secours ! Au secours ! » appelions-nous sans relâche, à plein gosier, en continuant de courir de toutes nos forces.

La demeure de Pariset n’était pas loin de là. Nous nous précipitons sur la porte du corridor ; par malheur, elle était close à cette heure avancée.

Nous reprenons notre course furibonde, nous nous élançons dans une ruelle qui contournait la maison et aboutissait au jardin.

Mais l’étrange et diabolique girafe ne nous lâche pas.

Et toujours ses « Hou ! Hou ! Hou ! Hou ! » qu’elle nous souffle aux oreilles !

Nous franchissons la haie du courtil et nous nous dirigeons, à la suite de Pariset, vers une porte donnant dans l’écurie.

« Par ici ! Venez ! nous criait-il. Au secours, papa ! A l’assassin ! Au secours ! »

Et nous tous de hurler de plus belle et sans discontinuer :

« Au secours ! A l’aide ! Au voleur ! A l’assassin ! Au secours ! »

Soudain, plus de bruit derrière nous, plus de ces « Hou ! Hou ! » qui nous effrayaient tant.

Nous nous arrêtons, nous nous retournons….

Plus rien ! L’énorme bête, le spectre-géant, l’apocalyptique et horrible animal a disparu.

Ah non ! voilà encore sa tête, emmanchée de son long cou, qui s’agite, qui oscille…. Mais il s’enfonce dans la terre, il va s’engloutir !

Nous entrevoyions dans la nuit cette blanche forme, qui semblait flotter au-dessus du sol, mais descendait, décroissait de plus en plus.

J’avais, dans la bagarre, laissé choir ma lanterne. Gustave, mieux avisé que moi, tenait encore la sienne, quand la porte de l’écurie s’ouvrit et M. Pariset apparut un flambeau à la main.

En deux mots nous le mîmes au courant de l’événement.

« Là là, monsieur Pariset ! Le voyez-vous ? Nous ne rêvons pas ! Le voilà encore qui dresse la tête ! »

Lentement M. Pariset s’avança vers le blanc fantôme, dont on n’apercevait plus que les longues oreilles qui se balançaient, émergeaient à peine.

Bien sûr, ce spectre allait plonger dans les sombres demeures et s’évanouir tout à fait.

Cependant il avait recommencé ses « Hou ! Hou ! Hou ! » mais d’un ton lugubre et qui allait toujours en s’affaiblissant : c’était comme une plainte étouffée, poignante et sinistre qui sortait de terre.

Maintenant M. Pariset n’était plus qu’à deux pas de la fosse béante.

« Qu’est-ce que c’est ? Qui êtes-vous ? » demanda-t-il.

Nous le vîmes alors — car nous nous étions rapprochés de lui : à présent que nous n’étions plus seuls, qu’il y avait « un homme » avec nous, le courage nous revenait — nous le vîmes tirer de ce trou, qui n’était autre qu’un puits d’arrosage sans margelle et à ras de terre, un drap de lit, dont un coin était disposé en forme d’oreilles d’âne et recouvrait une botte de foin — la tête de l’effroyable mastodonte. Cette botte était plantée dans une fourche, également masquée par le drap, et que portait une de nos connaissances, Edme Pasquin, l’apprenti forgeron, l’élève de M. Pacifique.

En nous poursuivant, Pasquin avait rencontré ce puits, et patatras ! il y était tombé avec sa fourche, sa botte de foin, tout son attirail.

« Tu mériterais de rester là, grand bêta ! lui dit M. Pariset après l’avoir aidé à sortir de sa fâcheuse position. Tu avoueras que je suis bien bon de ne pas te laisser…. Tu es donc fou, pour t’amuser à faire des peurs pareilles à des enfants ? Ou bien il faut que tu aies joliment du temps à perdre, mon garçon ! Ne t’inquiète pas ! Je te recommanderai demain à ton patron ! Nous verrons ce que M. Pacifique pensera de tes escapades, et s’il tolérera que tu mettes ainsi les gens en révolution ! Grand benêt ! Grand nigaud ! Grand propre à rien ! »

Durant ce temps, Pasquin, qui non seulement était tout trempé, mais encore avait dû s’écorcher la peau en plus d’un endroit, s’ébrouait comme un cheval qui sort de l’abreuvoir, et se frottait convulsivement les genoux et les côtes.

« Allons, va-t’en ! File ton nœud ! reprit M. Pariset en s’armant de la fourche comme d’un bâton et en en menaçant notre ex-girafe, notre fantôme tout déconfit et piteux. Décampe ! Et estime-toi bien heureux que je ne te caresse pas les reins avec cet instrument ! Mais tu me sembles assez puni déjà…. Va réveiller le père Pacifique et demande-lui de t’allumer une belle flambée pour te faire sécher, je t’y engage ! Tu seras bien reçu, méchant drôle ! »

Courbant le dos et traînant la patte, Edme Pasquin regagna la ruelle sans dire mot et s’éclipsa.

M. Pariset nous convia alors à entrer chez lui et à nous reposer un moment. La bonne Mme Pariset, qui s’était relevée, elle aussi, en entendant le vacarme, prit des petits verres, des godots[9], dans la crédence, et nous versa à chacun une pleine rasade d’une liqueur de ménage, d’une excellente fignolette[10].

« Buvez cela, mes enfants, nous dit-elle, ça vous remettra, ça vous redonnera des jambes ! »

Quant à M. Pariset, il ne décolérait pas et ne cessait de s’exclamer :

« Non, mais faut-il qu’il soit bête, ce grand Pasquin ! Faut-il qu’il soit bête, je vous demande un peu ! Se priver de sommeil, rôder à la belle étoile par ce froid de loup, et s’affubler de la sorte, uniquement pour faire peur au monde, risquer d’affoler des enfants pour toute leur vie ! Ah ! faut-il…! Le grand dadais ! »

C’est ce même hiver qu’une autre terrifiante aventure m’arriva, comme nous étions en visite, ma grand’mère et moi, chez M. Digeaux. le père de mon condisciple et camarade René.

M. Digeaux, qui remplissait à Popey-sur-Ornain les fonctions de directeur de l’enregistrement et des domaines, habitait non loin de chez nous une jolie maison à laquelle attenait un très vaste jardin terminé par un petit bois. Au delà et à droite de ce petit bois se déroulait une vigne, que M. Digeaux avait récemment achetée, et à l’extrémité de laquelle une cabane, destinée à renfermer les outils du vigneron, était construite.

J’aimais beaucoup à sortir avec ma grand’mère, qui avait toujours à ma disposition quantité de curieuses anecdotes et particulièrement de souvenirs de sa jeunesse ou de ses voyages ; et presque chaque dimanche, après vêpres, nous allions nous promener soit sous les Saules[11], soit sur le canal, ou — ce qui me plaisait bien moins — faire des visites.

Ce dimanche-là était promis à M. Digeaux ou, plus exactement, à Mme Digeaux, car le père de René ne sortait guère de son cabinet de travail que pour décrocher son fusil et s’en aller à la chasse, ou descendre dans son jardin, y manier la raclotte[12] ou le sécateur, et on le voyait peu au salon. J’appréhendais toujours sa venue, du reste : très serviable voisin, excellent homme, M. Digeaux avait des manières un peu brusques, un aspect froid et rigide, un ton bref et impérieux, qui me mettaient facilement mal à l’aise.

Quant à Mme Digeaux, petite femme mince, placide et discrète, aux cheveux noirs qui commençaient à grisonner, aux yeux bruns chatoyants comme des gouttes de café, au teint légèrement bistré, c’est surtout son langage, son accent, que je me rappelle. Elle était, je crois bien, originaire de la Picardie et prononçait certains mots d’une façon qui m’étonnait, me désorientait, et que je n’oublierai jamais.

« Il est temps de partir pour le lycée, René, il est un heure. » disait-elle.

Un heure, toujours, comme si le nom était du masculin.

« Faites attention au k’val », pour au cheval.

« Prenez le k’min (chemin) de la gare, et ne vous amusez pas à jeter des pierres aux kins (chiens). »

René était absent ce jour-là, ce qui me fit grand’peine, car, au lieu d’aller jouer avec lui, je dus rester dans le salon à écouter discourir ma grand’mère et Mme Digeaux, — et à m’ennuyer.

Pour comble, voilà M. Digeaux qui arrive ! Heureusement que ma grand’mère s’apprêtait à se retirer et était déjà debout.

Je ne sais quelle tournure prit alors la conversation ni comment la chose se fit, mais, au moment même où nous mettions le pied dans le vestibule, ma grand’mère vint à parler de moi, de mes défauts coutumiers et notamment de ma poltronnerie.

« II n’ose même pas aller se coucher sans chandelle !

— Oh ! peut-on dire ! protestai-je avec une véhémente indignation.

— Pas même monter le soir à notre grenier !

— Cet animal est triste, et la crainte le ronge.
Les gens de naturel peureux
Sont, disait-il, bien malheureux !

récita avec une burlesque emphase M. Digeaux, qui savait son La Fontaine par cœur et manquait rarement de vous en servir une bribe.

— J’ose très bien ! repartis-je de plus en plus vexé. Je n’ai pas peur du tout !

— Excepté, je le répète, lorsqu’on t’envoie le soir au grenier, poursuivit ma grand’mère. Pas plus tard qu’hier, à la brune, vous voyez que cela ne date pas de loin, sa tante Victorine l’a prié d’aller chercher une petite caisse qui était au grenier, et monsieur n’a jamais voulu, monsieur n’a jamais osé !

— On ne voyait plus clair, et je ne savais pas exactement où elle se trouvait, cette caisse.

— Je te demande bien pardon, tu le savais, je te l’ai montrée l’autre jour. D’ailleurs on y voyait encore suffisamment pour que tu puisses chercher. »

J’étais… collé ! comme nous disions au lycée, et par suite plus mécontent encore, plus furieux.

M’accuser de couardise, me faire cet affront devant les parents de René, en public ! Oh ! ! !

Je bouillonnais.

« Non, je n’ai pas peur ! J’irai au grenier en pleine nuit quand on voudra, tant qu’on voudra ! A la cave aussi ! Partout ! Non, je n’ai pas peur ! Non, ce n’est pas vrai !

— On ne répond pas : « Ce n’est pas vrai ! » On ne donne pas de démenti à sa grand’maman, mon garçon ! me lança M. Digeaux.

— Vous remarquez comme il est doux et poli, quand il s’y met ! conclut ma grand’mère.

— Eh bien, nous allons voir, puisque tu es si brave que cela ! reprit M. Digeaux. Nous allons voir, et ce ne sera pas long ! Tu connais la maisonnette qui est à l’extrémité de ma vigne ? Ne dis pas non, comme pour la petite caisse de ta tante. Tu la connais, cette maisonnette, tu y es venu vingt fois avec René….

— Oui, monsieur Digeaux, répliquai-je.

— M. Digeaux sait bien son nom. Il suffit de répondre : « Oui, monsieur », me notifia ma grand’mère.

— Eh bien, vaillant personnage, redoutable héros, en voici la clef. J’ai laissé ma pipe sur la table, et tu serais bien gentil d’aller la prendre et me la rapporter. Ne flâne pas en chemin.

Rien ne sert de courir ; il faut partir à point.

Nous t’attendons, mon ami. »

J’ai négligé de vous dire qu’il était près de six heures et que la nuit tombait, qu’elle était presque venue.

Comment reculer après d’aussi violentes protestations de bravoure de ma part et une aussi courtoise et flatteuse sommation de M. Digeaux ? Il n’y avait pas moyen, force était de m’exécuter.

Je me mis donc en route. J’enfilai sans me hâter une contre-allée du jardin, traversai un peu plus vite, mais gaillardement encore, le petit bois, et sautai dans la vigne.

Me voici devant la maisonnette, dont les volets sont clos. J’introduis la clef dans la serrure, j’ouvre la porte…. Mais, à l’aspect de ces ténèbres, de ce trou noir où il me faut pénétrer, je sens mes jambes flageoler subitement, mon cœur battre à coups redoublés….

Allons, du courage ! Encore un petit effort !

Je me tance et m’admoneste mentalement.

« Je n’ai pas peur ! Ça n’est pas vrai ! Rappelle-toi ce que tu viens de dire ! Et comment oserais-tu reparaître devant M. Digeaux sans avoir accompli ta mission ? Comme il se moquerait de toi ! Quelles gorges chaudes ! »

Ces exhortations et réflexions, c’est en une seconde, instantanément, que je me les adresse ou qu’elles naissent d’elles-mêmes dans mon esprit.

Je me décide, j’entre, j’étends la main…. La table est au milieu de la pièce, je la touche des doigts…. Ah ! voilà la pipe, la grosse pipe en écume de M. Digeaux…. Je la tiens.

Vite, je m’élance dehors et tire la porte derrière moi. Je donne un brusque tour de clef et je veux fuir…. Impossible ! On me retient ! Je me sens agrippé par ma blouse !

Ah ! mon Dieu !

Et je me démène rageusement, convulsivement, comme un forcené, pour rompre ma chaîne.

C’est ma blouse qui se trouve prise entre la porte et le montant.

Il suffirait de la rouvrir, la porte, de la rouvrir tranquillement, mais je n’y songe pas, je ne pense qu’à m’évader au plus tôt, et je tire, je tire….

D’ailleurs je ne l’ai plus, la clef ; elle est tombée, et la pipe aussi…. Et comment me baisser, comment tâtonner par terre ? Ah ! non, certes !

Je tire de toutes mes forces ; mes boutonnières craquent, tout un pan de ma blouse se déchire….

Me voilà libre !

Je prends mes jambes à mon cou, et, au lieu de revenir par le petit bois et de rejoindre ma grand’mère, je dégringole la vigne au triple galop, je franchis la haie et débouche sur le chemin. Pour rien au monde, je ne voudrais me retrouver en présence de M. Digeaux.

J’arrive tout haletant chez nous, et ma tante Toto de lever les bras au ciel en voyant dans quel état je suis.

« Une blouse toute neuve ! O le garnement ! »

Moi de lui riposter :

« Et la pipe de M. Digeaux ? Sa belle pipe en écume de mer, tu sais bien, qui représentait un œuf dans une grosse patte d’oiseau, et qui était si bien culottée ? Que va-t-il dire ?

— Elle est cassée ?

— J’ai dû mettre le pied dessus, j’ai senti….

— Tu vois, hein ? Toujours ton entêtement, ton vilain orgueil, ton insupportable présomption ! Plutôt que d’avouer franchement que tu avais peur ! »

Sans plus tarder, ma tante se rendit chez les parents de René pour prévenir ma grand’mère de ne pas m’attendre, que j’étais rentré, et dans quelles conditions ! et pour présenter mes excuses — nos excuses — à M. Digeaux.

Ah ! je vous jure bien que plus jamais le père de René ne m’envoya chercher sa pipe dans sa vigne ni ailleurs !

Et quand il me rencontrait, jamais non plus il ne manquait de m’apostropher en ces termes : « Te voilà donc, brave des braves ? C’est donc toi, casseur de pipe ? » Du même ton qu’il aurait dit : « Te voilà donc, criminel ? C’est donc toi, assassin ?… »


Albert Cim, Entre camarades. Paris : Librairie Hachette et Cie, 1895 ; 1 vol. (269 p.), in-16 ; illustré de 36 vignettes dessinées par E. de Bergerin.
Texte retranscrit d’après le fac-similé numérique d’Internet Archive, chapitre III (pp. 61-86).


 Notes
  1.  Veilloir, subst. masc. Lieu où se déroule une veillée. Par métonymie, une veillée.
    CNRS et Université de Lorraine, Tlfi, à l’article Veilloir ↩
  2.  Ouvroir, variante d’ouvro, subst. masc. Veillée. (cf. Ouvreuil)
    Henri Adolphe Labourrasse, Glossaire abrégé du patois de la Meuse, notamment de celui des Vouthons, p. 405.  ↩
  3.  Écraignes (ou Écrin), variante d’escraigne, subst. fém. Dans les régions de Picardie, de Champagne, de Lorraine, local où l’on fait la veillée tout en filant. Par métonymie, une veillée.
    CNRS et Université de Lorraine, DMF, à l’article Escraigne ↩
  4.  Taque, subst. fém. Plaque de fonte du contrecœur d’une cheminée.
    CNRS et Université de Lorraine, Tlfi, à l’article Taque ↩
  5.  Couvet, variante de couvot, subst. masc. Chaufferette. Récipient en fonte ou cuivre dans lequel on mettait des braises pour se réchauffer.
    Lucien Adam, Les patois lorrains, p. 242.  ↩
  6.  Garou, subst. masc. Dans l’imagination populaire, dans les légendes, un esprit malin ou un homme qui se transforme la nuit en loup, et qui cherche à nuire, à tuer.
    CNRS et Université de Lorraine, DMF, à l’article Garou ↩
  7.  Sotret, variante de soutret, subst. masc. Esprit follet (familier et malicieux) dont la superstition à fait le protecteur des chevaux.
    Mémoires de la société philomathique de Verdun, p. 285.  ↩
  8.  Hannequet, variante d’hannequin, subst. masc. Feu-follet.
    — L’ignorance attache une idée superstitieuse à la présence des feux-follets. L’imagination populaire y voit des âmes en peine, des fantômes, de malins esprits.
    Henri Adolphe Labourrasse, Glossaire abrégé du patois de la Meuse, notamment de celui des Vouthons, p. 314.  ↩
  9.  Godot, subst. masc. De godet. Verre à boire.
    Henri Adolphe Labourrasse, Glossaire abrégé du patois de la Meuse, notamment de celui des Vouthons, p. 302.  ↩
  10.  Fignolette, subst. fém. Liqueur de ménage formée de moût et d’eau-de-vie, qui l’empêche de fermenter.
    Henri Adolphe Labourrasse, Glossaire abrégé du patois de la Meuse, notamment de celui des Vouthons, p. 284.  ↩
  11.  Les Saules (promenade dite des Saules), lieu-dit. Bar-le-Duc. Voie le long du canal de l’Ornain ou canal des Usines, dérivation aménagée au Moyen Âge pour alimenter en eau le fossé des fortifications de la ville basse. Aujourd’hui, l’avenue Gambetta.  ↩
  12.  Raclotte, variante de raclatte, subst. fém. Racloir.
    Mémoires de la société philomathique de Verdun, p. 264.  ↩

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