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Chapitre IX. Riri et Nono

Le capitaine Briquette mourut aux approches de la soixantaine, en laissant trois enfants, deux filles qui achevaient de coiffer sainte Catherine, et un garçon tard venu, un bambin de huit ans, le petit Henri. Mme Briquette, qui était atteinte d’une maladie de foie, ne tarda pas à rejoindre son mari, et le gamin resta ainsi à la charge de ses sœurs, dont il était depuis sa naissance l’idole, l’amusement et le tyran.

La fortune des demoiselles Briquette était des plus modiques ; aussi n’avaient-elles pas attendu la mort de leurs parents pour chercher du travail et gagner leur vie. L’aînée, Mlle Alphonsine, qui possédait « un joli talent » de musicienne, avait trouvé des leçons de piano dans plusieurs pensionnats de Popey et chez quelques particuliers, et Mlle Charlotte, la cadette, à qui incombaient déjà les soins du ménage, s’était mise à border et piquer des corsets pour une fabrique de la ville. Comme leurs goûts étaient modestes, leurs toilettes toutes simples, elles parvenaient sans trop de peine à tenir leur rang et à élever leur jeune frère, leur Riri, comme elles l’appelaient.

Au lieu de postuler son admission au Prytanée de la Flèche, ainsi qu’on le leur avait conseillé, elles s’étaient obstinément refusées à se séparer de lui, et, aussitôt sa première communion faite, l’avaient mis externe au lycée. Il était de deux ans plus jeune que moi et se trouvait dans une classe inférieure à la mienne. Je ne le voyais guère d’un peu près que le jeudi, à la leçon de dessin d’imitation, qui avait lieu de neuf à dix heures, et était commune aux trois classes de la division de grammaire : sixième, cinquième et quatrième.

Il était de très petite taille, le plus petit de nous tous. Il avait de beaux yeux noirs pétillants de malice et d’audace, des cheveux de jais, naturellement ondulés et bouclés, que ses sœurs se plaisaient à peigner et anneler davantage, s’amusaient à friser et calamistrer ; un teint mat, d’un brun chaud, qui lui seyait fort bien. C’était, en somme, un joli petit garçon, mais le plus espiègle, le plus remuant, le plus diable de tout le lycée, le plus paresseux de tous aussi, — le pire des enfants gâtés.

S’il était invariablement le dernier dans toutes les compositions, en revanche nul ne pouvait le détrôner au chat perché, le surpasser à la course, ni sauter plus loin que lui ; nul ne savait mieux que lui grimper aux arbres, copiter[1] les bornes, lancer le quénée[2] ou le ballon, faire la roue, la culpunée[3] et même le saut périlleux.

Ce qu’il faisait surtout, avec tous ses tours et toutes ses farces, c’était le désespoir de ses sœurs, qui ne se lassaient pas de s’écrier :

« Ah ! quand il n’y a pas d’homme dans une maison ! Oui, c’est un homme qu’il faudrait pour tenir la bride à ce garnement, le corriger, le diriger ! »

Et lorsqu’on leur objectait qu’il ne dépendait que d’elles de faire élever leur Riri par des hommes, de le mettre en pension à la Flèche, c’étaient des protestations, des soupirs et des gémissements à n’en plus finir.

« Loin de nous ! Le pauvre chéri ! Loin de nous ! Mais comment ferait-il ? Que deviendrait-il ? Mais il en tomberait malade ! Oh non ! non ! Mieux vaut le garder ! »

Dans leur aveugle et égoïste tendresse, elles ne se disaient pas que ce seraient elles alors les plus malheureuses, les seules qui souffriraient vraiment de cette séparation et risqueraient d’en faire une maladie.

Entre autres mésaventures advenues à Henri Briquette, je me souviens, comme si c’était hier, de celle qui lui arriva un jeudi matin, tandis que nous sortions du cours de dessin et, nos cartons sous le bras, suivions le trottoir de la rue du Cygne.

Il y avait là, au commencement de la rue, presque à côté du libraire Maillard, un petit marchand de gibier et de volaille, le père Saget, qui avait toujours quelque belle pièce pendue aux crochets de sa devanture. Ce matin-là, c’était un dindon qui se trouvait agrafé par le cou, un superbe dindon tout plumé, sauf la queue qu’on avait respectée et qui s’étalait en éventail.

En passant devant la boutique, Riri Briquette s’avisa de tirer une de ces longues plumes, pensant l’arracher aisément ; mais pas du tout : la penne résista, et ce fut le cou de l’oiseau, le point d’attache, qui se rompit ; en sorte que le bon Riri, au lieu de cette simple plume qu’il convoitait, demeura maître de la bête décapitée. Il fallait le voir avec son dindon à la main, et de quel œil ahuri et consterné il contemplait ce trophée !

Le père Saget, qui vaguait dans sa boutique et s’était sur-le-champ aperçu du désastre, sortit bien vite et happa au collet notre infortuné camarade.

« Vaurien ! Petit misérable ! Y a-t-il du bon sens d’aller ainsi abîmer de la marchandise ! Mais ça ne se terminera pas comme ça ! Je te connais bien, va ! Tu es le petit Briquette, de la rue des Pressoirs. Je le dirai à tes sœurs, et il faudra bien qu’elles me remboursent cette perte ! Car c’est une perte pour moi, une perte sèche ! Qu’est-ce que tu veux que j’en fasse, à présent, de cette bête ? Je ne peux plus la vendre ! Pas moyen ! Ça lui enlève toute valeur…. A qui oserais-je l’offrir, dans cet état-là ? Oh ! tu peux l’emporter ! Je n’en veux plus ! Emporte-la, je te dis ! Va-t’en avec !

— Oh ! m’sieu….

— Je m’en vais te l’envelopper, si c’est cela qui te gêne. Là, mon garçon ! Tu la remettras à tes sœurs de ma part et tu leur annonceras ma visite. »

Encore Riri Briquette ne s’en tirait-il pas toujours à si bon compte.

Une après-midi qu’il se rendait en classe et marchait devant moi, le long de la place Reggio, je le vis soudain se baisser, se glisser presque sur les mains….

Il cherchait à faire une farce au chien de Mlle Villeroy, un beau caniche noir, tondu en lion, avec bottes et bracelets de poils aux pattes et pompon à la queue. Turco — c’était le nom de l’animal — trottinait tout contre sa maîtresse et essayait de son mieux de se garer du danger qu’il pressentait derrière lui.

Au moment où Briquette arrivait à ses fins, et, toujours accroupi, sai­sissait brusquement ledit magnifique pompon, Turco se retourna non moins rapidement et, d’un coup de crocs, déchira et faillit enlever l’oreille du farceur.

Riri de crier alors et hurler de toutes ses forces. Nous le conduisîmes chez le pharmacien Husson, qui recolla délicatement les chairs et pansa avec soin la plaie ; puis nous le ramenâmes chez ses sœurs. Celles-ci, toujours prêtes à excuser leur benjamin et à prendre fait et cause pour lui, donnaient tous les torts au chien de la vieille demoiselle Villeroy, prétendant qu’il était enragé et qu’il fallait l’abbattre. A la suite d’une plainte qu’elles adressèrent dans ce sens au commissaire de police, et malgré les réclamations indignées de la vieille fille, M. Godart, le vétérinaire, fut chargé d’examiner le toutou, qu’il reconnut indemne de toute contagion ; mais

Cet animal est très méchant :
Quand on l’attaque, il se défend.

Une autre fois, Briquette longeait le bord du canal, derrière le lycée, lorsqu’il lui prit fantaisie, je ne sais pour quelle cause, « pour s’amuser » sans doute, tout simplement, d’escalader la haute palissade en planches qui séparait le canal de la ligne du chemin de fer. Les planches de cette palissade se terminaient toutes en dents de scie, et l’infortuné Riri manœuvra si mal qu’au moment de sauter ou se laisser choir de l’autre côté, il s’accrocha à l’une de ces dents par l’extrémité de son pantalon et resta pendu la tête en bas.

Ce n’est qu’une demi-heure plus tard qu’un chef d’équipe de la voie, en faisant sa tournée, le découvrit dans cette désagréable position et le décrocha.

Ce fut le comble quand Henri Briquette eut fait connaissance avec Noël Toussaint, le fameux Nono, un élève de seconde-sciences, célèbre par son indiscipline, ses ruses et diableries, et fut devenu son inséparable compagnon ; alors les pauvres demoiselles Briquette n’eurent plus de répit.

Noël Toussaint avait trois ou quatre ans de plus que Briquette. Il n’était pas orphelin, lui ; mais son père, qui avait une part de propriété dans une grande fabrique de cotonnade, était obligé de s’absenter fréquemment, d’entreprendre même de longs voyages pour ses affaires, et de laisser par suite à sa femme le soin d’élever Nono. Mme Toussaint adorait son fils, tout comme les demoiselles Briquette vivaient en extase devant leur jeune frère, et là où il aurait fallu gronder et sévir, elle ne savait qu’embrasser, caresser et pleurer.

Dès l’enfance, Nono joua à cette tendre et faible mère les plus méchants tours. Lui remettait-elle quelques sous en l’envoyant faire une commission, il dépensait cet argent en gâteaux ou bonbons, billes, toupies ou pétards, et ne rentrait pas de la journée. Voulait-elle, pour le punir, le retenir à la maison et l’enfermait-elle à clef dans sa chambre, il cassait un carreau et s’échappait par la fenêtre.

Rien ne l’embarrassait. Mme Toussaint crut un jour avoir découvert un excellent moyen d’empêcher ce garnement d’aller vagabonder avec les polissons de la ville : il n’y avait qu’à le priver des vêtements indispensables, à lui cacher sa culotte, par exemple. C’est ce qu’elle fit.

« Certainement, se disait-elle, il n’ira pas courir les rues en chemise. Il n’oserait ! »

D’accord ! Mais, à force de chercher et se remuer, Nono mit la main sur un pantalon de son père, en coupa les deux jambes à sa longueur, et décampa ainsi accoutré.

Il avait le diable au corps.

Un matin, à l’époque des vendanges, ayant aperçu des tonneaux vides alignés dans la côte de l’Horloge, vis-à-vis de cet étroit et abrupt passage façonné en escalier et désigné sous le nom de les quatre-vingts degrés[4] — sans doute parce qu’on en compte plus d’une centaine, s’il me souvient — il jeta bas un de ces tonneaux, puis un second, puis un troisième, et, à coups de pied, les envoya dégringoler et caracoler tout le long des marches, à la grandissime frayeur des ménagères, qui précisément remontaient du marché à cette heure-là et n’avaient que le temps de se jeter à plat ventre ou de se coller contre la muraille.

Un autre jour il s’avisa d’attacher, à l’aide d’une corde, au caisson de la voiture de la poste l’échoppe du petit père Jean, le marchand de marrons, qui venait chaque hiver s’installer au coin de la place Reggio. Le cocher, sans méfiance, cingla sa bête, qui s’enleva et partit grand’erre[5] ; la corde était longue : tant qu’elle se déroula, tout marcha à ravir ; mais soudain on vit l’échoppe s’incliner, s’enlever, elle aussi, puis retomber, rebondir, rouler…. Dans quel état se trouvait le pauvre petit père Jean lorsqu’on le retira de sa boîte ! tout contusionné, courbatu, moulu, souillé de cendres ; tout ahuri, éberlué, hébété, ne sachant plus où il en était, et soufflant, haletant, hoquetant, hou ! hou ! hou ! à n’en plus finir.

Si Mme Toussaint négligeait de réprimander et châtier son fils, les intéressés, les victimes de ce méchant drôle, souvent ne s’en privaient pas. Exemple : le vieux père Robinot, le tisserand de la rue du Roat.

Ce brave homme travaillait dans une sorte de cave ou boutique, et, par raison d’économie, au lieu d’appeler un vitrier pour remettre à sa petite fenêtre basse les carreaux qui étaient brisés, il les avait remplacés lui-même par des feuilles de fort papier.

Or Nono ne trouvait rien de plus amusant, chaque fois qu’il avait occasion de passer rue du Roat, que de piquer une tête dans un de ces carreaux de papier, en criant :

« Eh ! bonjour, père Robinot ! »

Et de se sauver au grandissime galop.

Mais un beau jour, avant qu’il eût eu le temps de retirer sa tête, il se trouva coiffé d’un plein pot de colle de pâte, de ce parement dont se servent les tisserands pour lisser les fils de leur chaîne, et il s’entendit répondre en même temps :

« Bonjour, mon petit ami, bien le bonjour ! »

Je n’oublierai jamais dans quelle circonstance le petit Briquette et le grand Toussaint se lièrent d’amitié.

C’était à la veille des vacances. Nous étions allés, une dizaine d’externes, nous baigner dans l’Ornain, à l’extrémité des Promenades, et nous nous en revenions le long du petit canal, par la belle avenue de platanes et de marronniers qu’on appelait les Saules[6], quand, arrivés devant la brasserie Gérard, nous nous arrêtâmes pour regarder un cheval qui tournait, les yeux bandés, dans une salle basse de cette brasserie, et mettait en mouvement un arbre de couche[7].

Nono Toussaint, qui avait ramassé des marrons, se mit à en lancer à ce cheval.

« Parions que je l’attrape !

— Gageons que je l’attrape avant toi ! » riposte Briquette.

Et chaque fois que, dans sa lente et rythmique rotation, le cheval passait devant la fenêtre, les marrons pleuvaient autour de lui.

Ce n’est pas cette pauvre haridelle, mais bien une vitre de la fenêtre, qu’atteignit un des marrons lancés par Toussaint ; et, au fracas causé par ce projectile, nous nous empressâmes tous de décamper bon train.

Tous, non. L’auteur du délit, Nono Toussaint, qui aurait dû se sauver plus vite que personne, et qui l’aurait pu, grâce à ses longues jambes, s’était contenté de reprendre tranquillement sa marche et s’en allait à petits pas, sans s’émouvoir le moins du monde.

Il ne tarda pas à être rejoint par un ouvrier de la brasserie, qui l’apostropha.

« C’est toi, malabre[8], qui as cassé ce carreau ? Ne dis pas non ! Je t’ai vu !

— Oui, c’est moi, répliqua Nono. Pas fait exprès !

— Eh bien, mon ami, exprès ou non, qui casse les verres les paie ! Nous ferons remettre ce carreau aux frais de tes parents. Comment t’appelles-tu ? »

Au lieu de donner son nom, Nono eut l’audace de répondre qu’il s’appelait Briquette, Henri….

« Et tu habites ?

— Rue des Pressoirs,… à côté de chez Barbier… le tapissier….

— Bien, bien, ça suffit ! Tu peux prévenir chez toi que M. Champagne-Augé, le vitrier, enverra sa facture. »

On devine l’ahurissement des demoiselles Briquette et de Riri Briquette lui-même surtout, lorsque cette facture arriva.

« Mais je ne comprends pas…. Ce n’est pas pour nous ! Bien sûr, il y a erreur ! s’égosillait à répéter Riri. Il y a erreur ! Ne payez pas ! »

Habituées aux méfaits et mensonges de leur frère, Mlles Alphonsine et Charlotte n’osaient s’en rapporter à lui et se regardaient toutes perplexes.

« Quand je vous le jure que ce n’est pas moi ! Voulez-vous que je vous dise qui ? C’est le grand Toussaint, le fils du fabricant ! Oui, c’est lui qui, l’autre jour, a lancé un marron dans une des fenêtres de la brasserie Gérard. Vous pouvez demander à Guerpont, à Frussotte, à Digeaux, à Guillaume, à Maginot…. Ils étaient avec nous, ils l’ont bien vu ! »

Sur-le-champ, et d’après l’avis même de ses sœurs, Riri courut chez Toussaint pour obtenir de lui l’explication de ce… malentendu. J’ignore ce qu’il advint alors et comment Nono s’en tira : il avoua sans doute effrontément sa perfidie et éclata de rire au nez de Riri, et celui-ci, ébahi d’une telle audace, émerveillé d’un aussi bon tour, tomba en admiration devant son aîné, le proclama son maître et lui jura une amitié à toute épreuve.

Ce qu’il y a de certain, c’est que les demoiselles Briquette soldèrent la facture Champagne-Augé et qu’à dater de ce jour Riri et Nono ne se quittèrent plus.

Vous narrer par le menu toutes les escapades, drôlatiques entreprises et sataniques opérations des deux associés et complices, serait interminable.

Chaque soir c’étaient des quantités de sonnettes qu’on allait tirer ou auxquelles on attachait un appât pour les chiens du quartier ; c’étaient des enseignes décrochées, des cordes tendues à la porte des cafés et des cabarets pour faire trébucher les clients ; c’étaient des courses folles à travers les rues et ruelles de la ville, pour échapper aux poursuites des gens et à leur vindicte, ou simplement comme on se sauve après avoir commis quelque méchante action.

N’imaginèrent-ils pas, un soir qu’il y avait réception intime chez une vieille douairière de la Ville-Haute, Mme des Ayrelles, et qu’une dizaine de personnes des plus notables de Popey : M. Sainsère, le maire, et Mme la mairesse ; M. le chanoine Trancart ; son neveu, M. le juge d’instruction Houzelot ; M. le président du tribunal, etc., se trouvaient réunies dans le salon du rez-de-chaussée, de barricader les portes et fenêtres de l’hôtel, de façon à empêcher les invités de s’en aller ? Le grand-père de Nono Toussaint demeurait à côté de Mme des Ayrelles et faisait en ce moment effectuer des réparations dans sa maison, entre autres, remettre à neuf les planchers de plusieurs chambres. C’est à l’aide de chevilles, de coins, de lattes et pièces de bois de toute sorte, laissées dans la remise par les charpentiers, que Nono et Riri réussirent à obstruer sans bruit, à caler et retenir fermées les persiennes et la grand’porte de l’hôtel des Ayrelles. Et comme cette habitation avait une sortie par derrière, dans la petite rue du Rossignol, ils allèrent fausser la serrure de cette porte, afin qu’on ne pût s’échapper de ce côté. Ils pensaient à tout.

L’aventure fit grand bruit dans la ville. Il y avait justement alors une grève d’ouvriers tisseurs à Popey, et c’est tout d’abord sur le compte des grévistes qu’on mit la chose. Ils avaient voulu faire une niche à M. le maire, se venger de l’autorité. Mme des Ayrelles, l’antique douairière, persista même dans cette conviction et s’obstina à soutenir envers et contre tous que le petit-fils de son voisin était incapable de ce criminel attentat.

Mais c’est au marché surtout, le mardi et le vendredi matin, avant de se rendre au lycée, que Riri et Nono accomplissaient leurs plus infernales prouesses. Ils étaient devenus la terreur de toutes les marchandes de fruits et de légumes, d’œufs et de beurre, de toutes les cosson­nières[9] ou coquas­sières[10] et paysannes d’alentour, pourvoyeuses attitrées du marché de Popey-sur-Ornain.

Une de leurs farces consistait à se munir d’une longue flûte de pain, dont ils avaient eu soin d’enlever la mie, et à se pousser et se bousculer devant les marchandes de laitage, puis, tout à coup, faire mine de tomber, et plonger cette flûte ainsi évidée et semblable à une éprouvette, dans un seau plein de crème. On s’enfuyait ensuite dare-dare, et l’on allait se régaler de cette crème le long du canal, en s’acheminant vers le lycée.

Les fruitières et cossonnières finirent par se plaindre à la police, et le gardien du marché, le père Mahuré, reçut l’ordre d’en interdire l’accès à ces deux polissons.

La foire de mai, qui se tenait sur la place Reggio et à l’extrémité du quai des Gravières, sur l’emplacement de l’ancien abattoir, offrit bientôt à Riri et à Nono d’autres occasions de déployer leurs talents et de se distinguer.

Cette année-là, le cirque Bouthor[11] était la principale attraction de la foire. Il comptait une trentaine d’artistes, parmi lesquels un brillant écuyer et habile équilibriste, que les immenses affiches multicolores placardées sur tous les murs de la ville désignaient sous le nom de sir Harry Kénébel.

Je ne sais comment Briquette et Toussaint parvinrent à faire connaissance avec cet illustre personnage et à obtenir leurs grandes et petites entrées dans les écuries du cirque, tant il y a qu’ils avaient presque aban­donné leurs classes et ne quittaient plus sir Kénébel. Ils étaient tout fiers de leur nouvel ami ; et il fallait les voir se rengorger, bomber le torse et tendre le jarret, lorsqu’ils cheminaient à son bras et venaient à passer près de nous !

Et quel ne fut pas notre étonnement quand, une après-midi, dans une de ces promenades-réclames que le personnel du cirque effectuait à cheval, musique en tête, à travers la ville, nous reconnûmes, équipés, l’un en mousquetaire Louis XV, l’autre en cosaque du Don, nos deux condisciples, Riri Briquette et Nono Toussaint ! Oui, c’étaient bien eux, et plus crânes, plus glorieux, radieux et dédaigneux que jamais.

Les exercices de gymnastique, les tours d’équilibre et de voltige avaient d’ailleurs toujours eu pour Briquette un irrésistible attrait ; et, en dépit de ses maladresses habituelles et de ces accidents qu’un barbare destin semblait lui rendre inéluctables, il avait acquis dans ces périlleuses manifestations une réelle habileté. Debout sur un tonneau renversé, il faisait mouvoir ce tonneau avec ses pieds, avançait, reculait, tournait sur place, aussi vite qu’on le désirait. C’était plaisir de le voir. Il se couchait sur le dos, les jambes en l’air, et, des pieds et des mains, jonglait avec toutes sortes d’objets, avec une chaise, une caisse vide, une bûche de bois, etc. Parfois l’objet, bûche ou chaise, lui échappait et venait bien lui caresser les épaules ou lui bosseler le front ; mais bast ! on n’arrive à rien sans peine.

Il était décidé à monter sur les planches ou descendre dans l’arène. C’était sa vocation, il n’en faisait pas mystère, et quand nous le traitions d’« acrobate », sa figure s’épanouissait, ses yeux resplendissaient d’orgueil et de joie.

« Oui ! oui ! acrobate ! Et vous m’applaudirez tous, tant que vous êtes ! »

Les demoiselles Briquette étaient dans la désolation.

Il n’étudiait plus, ne faisait plus rien au lycée. Le cirque Bouthor parti, il s’était lié avec une famille de gymnastes, les Lamberti, qui avaient de longue date fait de Popey-sur-Ornain leur résidence légale, leur patrie d’adoption, et y jouissaient de l’estime générale.

Ces braves gens, à l’instigation du reste de Mlles Briquette, s’efforçaient de leur mieux de détourner notre camarade de sa « vocation », et peut-être n’y seraient-ils pas parvenus, si le susdit destin ne s’en était mêlé, si une de ces malchances, toujours réservées au pauvre Riri, ne lui était échue à ce moment-là même.

Un matin qu’il travaillait son trapèze et se lançait dans l’espace en effectuant le saut périlleux, il tomba si maladroitement qu’il se cassa la jambe en deux endroits.

Quand, après être resté étendu sur son lit durant six longues semaines, sous l’œil inquiet et toujours attentif de ses excellentes sœurs, il put se lever et recommença à marcher, il comprit bien qu’il lui fallait renoncer à la voltige, à la danse sur la corde et autres belles apertises. Il fit de lui-même, mais bien à contre-cœur, hélas ! le sacrifice de ses brillants rêves d’avenir, et Mlles Briquette purent se dire alors qu’à quelque chose malheur est bon.

Riri ne rentra pas au lycée. Outre son goût pour la gymnastique, il avait toujours montré beaucoup d’aptitude pour le dessin — le dessin linéaire aussi bien que d’imitation. On le plaça comme externe à l’institution Saint-Michel, chez M. Mirandar, qui passait pour enseigner le lavis mieux que personne.

C’est dans cet établissement que Briquette acheva ses études. Il entra ensuite comme dessinateur à l’usine Piedebois, et il y est encore aujourd’hui.

Il s’est marié et vit très heureux dans sa maison de la rue des Pressoirs, avec sa femme, sa petite fille et ses deux vieilles sœurs, Mlles Alphonsine et Charlotte, plus que jamais en admiration et adoration devant leur Riri.

Quant à Nono Toussaint, il s’en tira moins bien. Après avoir désolé ses parents par son incurable paresse et son inconduite, gaspillé sottement et vilainement son patrimoine et fait la honte de toute sa famille, il disparut de la ville, et j’ai appris depuis qu’il était mort à trente-sept ans dans un hôpital de la banlieue parisienne.


Albert Cim, Mes amis et moi. Paris : Librairie Hachette et Cie, 1893 ; 1 vol. (253 p.), in-16 ; illustré de 16 vignettes d’après A. Ferdinandus et Slom.
Texte retranscrit d’après le fac-similé numérique d’Internet Archive, chapitre IX (pp. 167-190).


 Notes
  1.  Copiter, verbe. Du wallon kipiter, ruer. Frapper du pied à plusieurs reprises. Donner des coups de pied successifs et rapprochés.
    Dictionnaire wallon-français, à l’article Kipiter et Charles Grandgagnage, Dictionnaire étymologique de la langue wallone, p. 110.  ↩
  2.  Quénée ou quênê (jeu de), subst. masc. Guiche ou bâtonnet. Du picard, quêne : chêne.
    Henri Adolphe Labourrasse, Glossaire abrégé du patois de la Meuse, notamment de celui des Vouthons, p. 449.

     Le quénée, appelé selon les régions beuille, guillet, guise, guiche, quiné, bille ou schnäbelchen (petit bec), est un jeu de rue, à un contre un ou en équipe, qui consiste à attraper ou à renvoyer à la volée un bâtonnet aux extrémités taillées en pointe, à l’aide d’un bâton plus grand.
    Wiktionnaire, à l’article Guillet ↩

  3.  Culpunée ou cul-d’punée, cul-d’purée, cul-d’purette, subst. masc. Culbute qu’exécutent les enfants en posant à terre leur tête et leurs mains, de façon à se retrouver sur le dos.
    Mémoires de la société philomathique de Verdun, p. 169.  ↩
  4.  Les quatre-vingts degrés, lieu-dit. Bar-le-Duc. De la base de la tour de l’Horloge, un long escalier, les « quatre-vingts degrés », qui descend vers la Ville Basse.  ↩
  5.  Grand’erre ou grand-erre (aller à), subst. fém. Aller bon train, aller vite.
    Littré, à l’article Erre ↩
  6.  Les Saules (promenade dite des Saules), lieu-dit. Bar-le-Duc. Voie le long du canal de l’Ornain ou canal des Usines, dérivation aménagée au Moyen Âge pour alimenter en eau le fossé des fortifications de la ville basse. Aujourd’hui, l’avenue Gambetta.  ↩
  7.  Arbre de couche, loc. nominale. Axe ou « arbre » mis en action directement par la machine motrice, et qui sert à la transmission du mouvement dans les moulins, les machines à vapeur, etc.
    Wiktionnaire, à l’article Arbre de couche ↩
  8.  Malâbre, variante de malâbe, subst. masc. Mauvais sujet, terme injurieux. Étym. du latin Mala arbor, mauvais arbre.
    Mémoires de la société philomathique de Verdun, p. 232.

     Malâbre, subst. masc. Un malheureux.
    Guy Marchal, Le patois lorrain, à la lettre « M ».  ↩

  9.  Cossonnière, subst. fém. Féminin de Cossonnier. Dans les provinces de la Champagne, de la Lorraine, marchand de volailles et d’œufs, coquetier, volailler.
    Wiktionnaire, à l’article Cossonnier et Lucien Adam, Les patois lorrains, à l’article cosson, p. 241.  ↩
  10.  Coquassière, subst. fém. Marchande d’œufs et d’animaux de basse-cour, qui achetait ses produits de ferme en ferme, pour les revendre en ville.
    Wiktionnaire, à l’article Coquassière et Henri Adolphe Labourrasse, Glossaire abrégé du patois de la Meuse, notamment de celui des Vouthons, à l’article Coquass’yie, p. 212.  ↩
  11.  Bouthor (les), nom propre. Illustre famille d’artistes de cirque, connue pour ses numéros d’acrobatie équestre.
    Circus Parade, à l’article Bouthors, une famille de cirque renommée ↩

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