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Chapitre VIII. Le club des Mousquetaires

C’est à l’occasion de ma querelle avec Maxime Lombard que le club des Mousquetaires fut fondé au lycée de Popey-sur-Ornain.

Il est inutile que je vous conte à quel propos et depuis combien de temps Maxime Lombard et moi étions devenus ennemis ; qu’il vous suffise de savoir qu’au mois de mai 18.., cette haine flambait dans tout son plein et que la bataille, pugilat ou corps à corps, était imminente.

Ni l’un ni l’autre, nous n’étions plus des enfants : Lombard, qui avait quitté le lycée aux vacances précédentes, pour entrer comme clerc chez maître Gerbillat, le notaire de la rue du Cygne, devait approcher de bien près de ses dix-sept ans ; et moi, encore sous la tutelle universitaire, je n’avais qu’une année de moins que lui tout au plus.

En prévision de cette lutte, et par une juste défiance de lui-même et de ses forces, mon adversaire s’était avisé de faire appel à quelques-uns de ses camarades et de les exciter contre moi. J’avais été amené ainsi à chercher du renfort de mon côté, et ce fut à Paul de Guerpont, un de mes condisciples et de mes intimes, que je m’adressai tout d’abord.

Je ne pouvais mieux tomber. Guerpont était non seulement un robuste gaillard, le plus grand et le plus fort de toute notre classe, c’était aussi un enragé liseur, un admirateur passionné de Walter Scott, de Fenimore Cooper et d’Alexandre Dumas. Il accueillit mon projet avec enthousiasme.

« Parfait ! Mais certainement ! Une association de défense commune : pour toi comme pour d’autres, voilà ce qu’il nous faut. « Tous pour un, un pour tous ! » La devise des Mousquetaires ! C’est cela, hein ? C’est ce que tu veux aussi ? Laisse-moi faire…. Patiente seulement jusqu’à jeudi,… jeudi matin, après la leçon de dessin,… et tu verras ! »

La société des Mousquetaires existait-elle déjà dans sa tête, ou bien l’idée de la créer lui vint-elle tout à coup, comme un éclair de génie, une inspiration divine, au moment où je lui fis part de mon embarras ? Tant il y a que le jeudi suivant, à l’heure dite, dix heures et demie du matin, Guerpont m’emmena derrière le lycée, et que nous trouvâmes deux de nos condisciples, Alfred Diélaine et Maurice Herbelot, qui nous attendaient près de l’écluse du canal.

« Tous pour un, un pour tous ! articula mystérieusement Guerpont dès l’arrivée, en guise de salutation.

— Un pour tous, tous pour un ! ripostèrent en cœur et non moins gravement Herbelot et Diélaine.

— Vous savez tous les trois ce dont il s’agit ? continua Guerpont. Venez : nous allons procéder aux formalités indispensables…. Suivez-moi ! »

Ses parents possédaient à peu de distance de là, en contre-bas du chemin de halage, un jardin d’agrément avec petit bois et maisonnette. Il nous conduisit dans cette propriété, nous fit pénétrer dans la maisonnette, et, afin sans doute de donner plus de solennité à l’acte « indispensable » qui allait s’accomplir, il referma la porte derrière nous et laissa clos le volet de l’unique fenêtre, en sorte que nous nous trouvions plongés dans une complète obscurité. Il nous rangea autour d’une table rustique à demi disloquée, que nous avions entrevue en arrivant, puis soudain se ravisa.

« Attendez ! attendez ! » fit-il.

Nous perçûmes le frottement d’une allumette, et bientôt la jaunâtre lueur d’un bout de chandelle oublié sur la cheminée éclaira la scène. Guerpont fixa ce luminaire dans le goulot d’une bouteille, qu’il apporta au milieu de nous et déposa sur la table ; puis il planta tout à côté, dans les ais vermoulus, un affreux couteau de cuisine tout rouillé. »

Nous allons jurer sur ce poignard, déclara-t-il alors d’une voix caverneuse et terrifiante, d’être fidèles à notre devise. Mais auparavant, s’il en était un parmi vous qui ne se sente pas assez d’intrépidité dans l’âme, qui ne se reconnaisse pas prêt à tout souffrir et tout braver, tout absolument, pour le soutien de nos droits et la défense de notre ligue, que celui-là n’hésite pas, il en est temps encore !… Nous ne voulons forcer personne, n’est-ce pas ?

— Non ! non !

— Qu’il se retire ! Nous ne lui demandons que de s’engager sur l’honneur à ne rien révéler de ce qu’il a vu et entendu ici. »

Et comme aucun de nous ne bougeait :

« Vous avez bien réfléchi ? Prenez garde ! nous serons sans pitié pour le parjure ! sans pitié pour les traîtres ! ! ! »

Nouvelle pause.

« Ainsi vous êtes fermement résolus tous les trois à faire individuel­lement abnégation de vous-mêmes, et à vous unir dans une commune pensée ?

— Oui !

— A fonder le club des Mousquetaires et prendre pour devise : « Tous pour un, un pour tous » ?

— Oui ! oui !

— Étendez la main, — la main droite ! »

Quand nous eûmes un à un d’abord, puis tous ensemble, prononcé le terrible serment, Guerpont nous annonça qu’il fallait, sans désemparer, s’occuper de notre « baptême ».

En raison de son allure martiale, de ses airs de tranche-montagne[1], aussi bien que de son origine gasconne — sa mère était une demoiselle Castayrac de Mont-de-Marsan, — Herbelot reçut tout naturellement le nom de d’Artagnan ; celui d’Aramis fut attribué à Diélaine, qui portait de longs cheveux plats et avait les manières discrètes et onctueuses d’un prélat ; Guerpont, avec sa haute stature, ses biceps saillants et ses bonnes grosses bajoues, était tout indiqué pour succéder à Porthos ; moi, je n’avais plus à choisir, j’héritai d’Athos.

Maintenant donc, grâce à l’ingéniosité et à l’initiative de mon ami Guerpont, j’avais des partisans, moi aussi, des troupes à opposer à celles de Maxime Lombard. Je ne sais, à ce propos, où celui-ci était allé recruter les siennes, d’où sortait cette séquelle de vauriens, de man­drins[2] et de mala­bres[3], comme on dit chez nous, qu’il traînait sans cesse après ses chausses ; mais sûrement il avait dû choisir la fine fleur de tous les polissons de la ville.

Comme il était retenu toute la journée à l’étude de M. Gerbillat, et que j’avais, moi, en rentrant du lycée, mes devoirs à faire et mes leçons à apprendre, ce n’était guère que le soir, vers les huit heures, que nous nous rencontrions.

A la fin de mai ou au commencement de juin, le jeudi qui précède la Pentecôte, pour préciser, s’ouvre la grande foire de Popey, une foire qui, avec tous les renouvellements d’autorisations et les prolongations accordées aux bateleurs et marchands, dure trois bonnes semaines. En temps normal, les distractions n’abondent pas à Popey, tant s’en faut ! Aussi cette « foire de mai » est-elle attendue par tous les habitants, riches ou pauvres, vieux ou jeunes, jeunes surtout, avec une impatience aussi ardente que légitime.

Il fallait que j’eusse été bien désobéissant, que j’eusse commis un bien grave méfait, pour m’entendre dire par ma grand’mère ou ma tante Toto :

« Nous ne t’emmènerons pas à la foire ce soir. On te laissera à la maison, vilain garnement ! On ne peut pas jouir de lui ! Nous qui justement nous proposions de le conduire aux Fran­coni[4] ! Oui, une surprise qu’on voulait faire à monsieur ! Ah ! cela tombe bien ! »

A présent que j’étais d’âge à sortir seul, je n’attendais plus que ma grand’mère ou ma tante fussent disposées à aller contempler les chevaux de bois ou les montagnes russes, écouler la parade du « Palais des Merveilles », des « Nouveaux Jeux icariens », du « Général Tom-Pouce » ou de la « Famille Lamberti », voire à me mener à une représentation du cirque Loyal, autrement dit aux Franconi : mes devoirs à peine terminés, bâclés, je dégringolais la Grand’Rue et la côte de l’Horloge, et j’accourais sur la place Reggio, sur le champ de foire. Mais à dix heures, lorsque les puissantes volées de la grosse cloche de la Tour annonçaient le couvre-feu — qui, à l’occasion de la fête foraine, sonnait une heure plus tard que de coutume, — il me fallait m’arracher à ce lieu de délices et rentrer dare-dare au bercail : on ne m’accordait que dix minutes de grâce.

C’était sur cette place Reggio, anciennement de la Mairie, entre les quatre rangées de boutiques en planches ou autour des baraques et « entre-sorts[5] » des saltimbanques, somnambules et montreurs de phénomènes, que nous nous croisions chaque soir, Lombard et moi, escortés l’un et l’autre de nos gardes du corps. Quels coups d’œil menaçants on se décochait au passage ! Quels ricanements pleins de mépris ! Comme on haussait superbement les épaules ! Avec quelle arrogance on se toisait, on se sifflotait ou se chantonnait au nez !

La collision était inévitable, la guerre effective à la merci du moindre incident.

Elle éclata par un soir d’orage, alors que les éclairs de plus en plus rapprochés, et les coups de vent qui secouaient les planches des baraques et les toiles des tentes, nous avertissaient qu’il était prudent de déguerpir du champ de foire, sans attendre les sonores appels de la cloche, et de regagner au plus tôt nos pénates.

J’arrivai au bas de la côte de l’Horloge, flanqué de mes trois acolytes et suivi, à quinze ou vingt pas, comme par une meute de roquets, par Lombard et sa bande.

« Veux-tu que nous te reconduisions jusque chez toi ? » me demanda Porthos-Guerpont.

Je refusai crânement.

« Inutile, va ! Ils ne broncheront point.

— Pas sûr, fit Aramis. En te voyant seul….

— Ils sont parfaitement capables, ces pierrots-là, de profiter de notre absence pour tomber sur toi, acheva d’Artagnan.

— Mais non ! N’ayez crainte ! Allons, je ne tiens pas à être mouillé ni à ce que vous le soyez non plus…. Quittons-nous ! A demain !

— Eh bien, puisque tu le veux ! Bonsoir, Athos ! »

Je pressai les trois mains tendues vers moi, et, laissant mes frères d’armes continuer leur route par la rue des Juifs, je commençai, toujours suivi à distance et épié par l’ennemi, à gravir la côte de l’Horloge.

Au pied de cette côte, à chacun des angles qu’elle forme, d’une part avec la rue des Juifs, de l’autre avec la rue Oudinot ou de Savonnières, se trouvait alors, et se trouve encore aujourd’hui, je crois bien, une boutique de boulanger. Ces boutiques, qui, du côté de la rue, occupaient le rez-de-chaussée, étaient naturellement en sous-sol sur la côte. L’une d’elles, celle de gauche — la boulangerie Duval-Géminel, comme le marquait l’enseigne, — se terminait par un vaste fournil ressemblant à une cave, dans lequel, lorsqu’on montait ou descendait la côte, le regard plongeait librement par une très large fenêtre percée presque à ras de terre. Juste au-dessous de cette fenêtre, qui, ce soir-là, à cause de l’orageuse température sans doute, était grande ouverte, s’étendait le pétrin ; et, à mesure que j’avançais, les han ! han ! du mitron m’arrivaient plus distincts, et j’apercevais, à la lueur d’une lampe fixée au mur, une tête enfarinée et des épaules nues qui se courbaient, se relevaient….

Soudain je me sentis agrippé par derrière. D’un bond, je me retournai, je m’élançai sur mon agresseur, le saisis à bras-le-corps, le renversai….

Et en même temps qu’un effroyable coup de tonnerre ébranlait les vitres avoisinantes, nous roulions, Lombard et moi, par la fenêtre du fournil et tombions, entraînant la lampe avec nous, au beau milieu du pétrin. Floc !

Lombard se trouvait sous moi. Je me relevai bien vite…. Le mitron, probablement saisi d’effroi, avait disparu dans la bagarre…. Je me hissai jusqu’à la fenêtre…. Je ne ressentais aucune douleur, et je tendis la main à mon adversaire pour l’aider à se redresser et à me rejoindre, opération qui s’effectua en un clin d’œil, malgré l’ample et épaisse chape de pâte que Lombard emportait collée à son dos.

Alors, tout en nous esclaffant comme des fous et nous secouant, semant des lambeaux de pâte sur notre piste, nous prîmes nos jambes à notre cou et rattrapâmes bientôt les compagnons de Lombard, qui s’étaient bellement sauvés en voyant notre mésaventure, et nous attendaient au sommet de la côte de l’Horloge. C’est là que, séance tenante, nous signâmes la paix : nous avions trop ri et nous riions trop encore pour ne pas être désarmés.

Et comment vous peindre notre stupéfaction et nos redoublements d’hilarité surtout, quand, le lendemain, nous lûmes dans le journal de l’endroit, la Vigie de Popey-sur-Ornain, Écho du Barrois et des pays limitrophes, au milieu d’un article de la chronique locale, intitulé « l’Orage d’hier », les lignes suivantes :

…. « Un accident bien moins grave, mais bien autrement surprenant, s’est produit rue de Savonnières, dans la boulangerie de M. Duval-Géminel. Quelques minutes avant dix heures, au moment où éclatait ce violent coup de tonnerre que tout le monde a remarqué, le sieur Justin Belfontaine, garçon boulanger au service de M. Duval, se trouvait dans une arrière-pièce, occupé à préparer sa fournée et pétrir la pâte. Après avoir renversé une lampe-applique et descellé une des frettes de fer destinées à maintenir le pétrin, le fluide électrique, qui avait pénétré par la fenêtre, a projeté le sieur Belfontaine à plus de huit mètres de distance, jusque devant le comptoir de la boulangerie, où cet honnête serviteur est demeuré étendu, privé de connaissance durant plus d’un quart d’heure.

« Par une de ces singularités, un de ces inexplicables et capricieux phénomènes dont le feu du ciel est coutumier, la pâte préparée pour la cuisson a presque tout entière disparu du pétrin : elle a été comme enlevée en bloc, d’un seul coup, puis semée aux abords de la boulangerie, et même tout le long de la côte de l’Horloge et jusqu’au sommet, où ce matin encore on en retrouvait des traces manifestes. »

Maxime Lombard ne tarda pas à entrer — et avec le surnom de vicomte de Bragelonne — dans ce club des Mousquetaires, qui avait été imaginé et instauré contre lui.

Mais, de belliqueuse qu’elle semblait devoir être, notre association se fit toute pacifique et ne fut plus jamais qu’un prétexte à parties de plaisir dans le jardin de Guerpont, à promenades, excursions, rendez-vous de pêche ou de chasse dans toute la campagne environnante.


Albert Cim, Mes amis et moi. Paris : Librairie Hachette et Cie, 1893 ; 1 vol. (253 p.), in-16 ; illustré de 16 vignettes d’après A. Ferdinandus et Slom.
Texte retranscrit d’après le fac-similé numérique d’Internet Archive, chapitre VIII (pp. 151-165).


 Notes
  1.  Tranche-montagne, nom commun masc. Familier. Fanfaron qui fait grand bruit de son courage et de ses exploits prétendus.
    Wiktionnaire, à l’article Tranche-montagne ↩
  2.  Mandrin, subst. masc. Emploi comme nom commun du nom de Louis Mandrin, célèbre bandit français qui fut exécuté en 1755 à Valence ; dans les parlers du quart Sud-Est et de la Bourgogne, au sens de « malfaiteur, vagabond, mauvais sujet ».
    CNRS et Université de Lorraine, Tlfi, à l’article Mandrin ↩
  3.  Malâbre, variante de malâbe, subst. masc. Mauvais sujet, terme injurieux. Étym. du latin Mala arbor, mauvais arbre.
    Mémoires de la société philomathique de Verdun, p. 232.

     Malâbre, subst. masc. Un malheureux.
    Guy Marchal, Le patois lorrain, à la lettre « M ».  ↩

  4.  Franconi (les), nom propre. Illustre famille d’artistes de cirque, connue pour ses numéros équestres.
    Charles-Maurice de Vaux, Écuyers et écuyères, histoire des cirques d’Europe (1680-1891), pp. 293-309.  ↩
  5.  Entre-sort, subst. masc. Local où sont donnés en spectacle des monstres, personnes ou animaux. — Là où le public entre et regarde, et enfin, sort.
    Wiktionnaire, à l’article Entre-sort ↩