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XII. Épilogue

C’est par le nom de Pernot, de ce camarade qui fut mon maître et mon guide, que je tenais à clore ces souvenirs : je ne pouvais mieux terminer qu’en payant à sa mémoire cette pieuse offrande.

Hélas ! que d’autres compagnons, partis avec moi, sont demeurés en route et dorment comme lui dans quelque coin de cimetière !

De mes anciens voisins, Armand, Frédéric et Tony de Marson, aucun ne reste : le pauvre Tony, qui était devenu médecin de campagne, est mort, il y a une dizaine d’années, au fond d’un ravin, par une nuit d’hiver, en allant soigner ses malades, mort enfoui dans la neige — sur le champ d’honneur.

D’autres, Maucroix, Surlanges, Varlot, Herbelot, sont aussi tombés glorieusement, tués en 1870 par les balles prussiennes.

Morts aussi Paul Marchal, Colin, Larombardière….

Et Maginot, ce pauvre Alfred Maginot, si aimant, si bon garçon, mais qui ne pouvait jamais rien faire comme tout le monde et nous servait à tous de tête de Turc et de souffre-douleur ? Je le vois encore arriver chez moi, en uniforme de maréchal des logis-chef de dragons, par une chaude après-midi de mai. C’était dans les dernières semaines de la Commune, et, bien que l’entrée de Paris fût soigneusement interdite à tout militaire n’appartenant pas aux troupes communalistes, lui, il avait trouvé moyen de venir se promener sur les boulevards en plein jour, au milieu de la foule, avec son casque à crinière, ses galons, son costume tout flambant neuf, étincelant, miroitant et superbe.

Il était radieux, ce grand diable de Maginot, tout fier de s’exhiber et se pavaner, d’entendre traîner son sabre et sonner ses éperons.

« C’est de la dernière imprudence ce que tu fais là ! Tu pourrais te faire arrêter….

— Pas de danger ! me répliqua-t-il avec un sceptique haussement d’épaules. Il faut absolument que je m’en aille ce soir, mais je ne tarderai pas à revenir. A bientôt, mon vieux, à bientôt ! »

Il me serra la main à me la désarticuler.

Mais jamais plus je n’ai senti cette virile étreinte, jamais plus le mar-chef[1] de dragons n’est revenu me voir. Peu de temps après sa fugue à Paris, il était tué accidentellement dans une manœuvre.

J’ai, sans savoir quand ni comment, perdu la trace de René Digeaux et de Paul de Guerpont.

De tous mes condisciples et camarades d’autrefois, peu survivent, très peu me restent ; et cependant quand j’évoque ce passé lointain, c’est sans amertume et avec une émotion aussi profonde que tendre et délicieuse.

Tous, malgré nos défauts, malgré nos torts réciproques, nos querelles même et nos méfaits, nous nous aimions bien, et il y a quelque chose d’indestructible et de sacré dans toute vieille amitié.

Lorsqu’ils apparaissent à mon esprit, tous ces chers compagnons de ma jeunesse, quand je les appelle un à un et les fais défiler devant moi, il me vient toujours et en même temps — selon le mot de Joubert à Mlle Moreau, à propos du souvenir qu’il souhaitait de laisser à ses amis — « une larme d’attendrissement sous les paupières et un sourire sur les lèvres ».

Et Popey, ma brave petite ville de Popey-sur-Ornain ?

« Nous devons cela au lieu de notre naissance et de notre demeure de le rendre le plus honoré et renommé qu’il nous est possible, » a dit un de nos anciens.

De renom et de gloire je n’ai pu te fournir, et il m’a fallu laisser à d’autres, plus fortunés, cette tâche insigne. Mais j’ai préféré à toute autre contrée tes prairies et tes bois, tes friches au gazon de velours, tes montueux sentiers, ton étroite et si pittoresque ceinture de collines avignées[2] ; je t’ai chérie de la plus filiale tendresse, et j’ai de mon mieux célébré tes mérites et chanté tes louanges, ô ma Ville-Haute !

Et toi, vieille maison, de souvenirs peuplée,

je n’aurai garde de t’oublier non plus ; car, où que je sois,

Mon cœur t’habitera jusqu’à ce que je meure,
O maison délabrée, où reviennent mes morts !


Albert Cim, Entre camarades. Paris : Librairie Hachette et Cie, 1895 ; 1 vol. (269 p.), in-16 ; illustré de 36 vignettes dessinées par E. de Bergerin.
Texte retranscrit d’après le fac-similé numérique d’Internet Archive, chapitre XII (pp. 263-269).


 Notes
  1.  Mar-chef ou marchef, subst. masc. Composé de mar, abréviation de maréchal des logis, et de chef.
    Wiktionnaire, à l’article Marchef ↩
  2.  Avigné, adj. Du verbe avigner, qui est planté de vigne.
    Wiktionnaire, à l’article Avigner ↩