Mot-clé : « zouzou »

Fil des textes - Fil des commentaires

XVI. Une belle journée

Cependant Octave, le sergent Octave Hémon, n’arrivait toujours pas. Depuis plus de deux mois il annonçait son prochain départ de l’Algérie, le congé qui allait lui être, qui lui était même octroyé, et ce départ se trouvait chaque fois retardé ; Ce congé, par suite d’une affaire ou d’une autre, était continuellement et implacablement différé.

Ce matin-là, en recevant sa lettre d’Afrique, comme le cœur lui battait, à la pauvre maman.

« Va-t-il enfin nous apprendre qu’il se met en route et va s’embarquer ? se disait-elle toute frémissante. Est-il sur mer en ce moment ? »

Ah ! comme elle avait hâte de le revoir, « son grand », de l’étreindre dans ses bras !

Même, ce jour-là, M. Hémon lui avait en personne monté la lettre d’Octave, et, au lieu de la lui laisser lire toute seule, comme elle aimait tant à le faire, il était demeuré près d’elle, attendant qu’elle l’eût décachetée, et se demandant fébrilement, lui aussi :

« Va-t-il venir enfin ? »

Hélas ! non. Un obstacle avait de nouveau surgi : il fallait patienter encore.

« Ma chère maman, — écrivait Octave, — je devrais être en chemin actuellement, et bien près d’arriver chez nous ; mais la fatalité continue à bouleverser tous mes plans et mes prévisions. Au lieu de me diriger vers le nord, d’aller prendre le bateau à Oran, comme je le pensais et vous l’avais annoncé dans ma dernière lettre, il m’a fallu descendre vers le sud avec ma compagnie, pousser jusqu’à Saïda, non, ainsi que vous pourriez le supposer, pour contraindre à rentrer dans le devoir quelque tribu révoltée, mais tout simplement, et le croiriez-vous ! pour enterrer des sauterelles.

« Enterrer des sauterelles : quelle occupation pour des soldats français ! Quel important et glorieux fait d’armes !

« Mais c’est qu’ici les sauterelles ne sont pas ces menues bestioles que vous connaissez, minces et frêles, longues à peine comme la moitié du petit doigt ; les nôtres — je veux dire celles d’ici — ont l’épaisseur du pouce et leur longueur atteint souvent dix ou douze centimètres. Et si vous saviez en quelle quantité elles nous arrivent ! Non, vous ne pouvez vous figurer… Non seulement leurs bandes, en volant, ressemblent à de longs et noirs nuages qui obscurcissent la lumière du soleil ; mais, quand elles s’abattent sur les champs, elles finissent par former une couche tellement épaisse que nous en avions jusqu’aux genoux parfois et pataugions dans cette masse grouillante comme dans la vase d’un marécage. C’est étrange ! étrange, repoussant et désastreux. Le sol sur lequel viennent fondre ces légions est tondu, dénudé presque instantanément ; non seulement les feuilles sont mangées, mais les tiges des jeunes plantes, leurs racines et jusqu’à l’écorce des arbres ; J’en ai vu, des arbres, se briser sous le poids des sauterelles abattues sur eux. De là, comme vous le devinez, la disette et la ruine pour tout le pays. Et ce n’est pas tout ! Cette innombrable quantité d’insectes morts, entassés et amoncelés de toutes parts, exhale des miasmes putrides, et il n’est pas rare qu’une invasion de sauterelles soit suivie à la fois d’une famine et d’une épidémie, peste ou choléra.

« On comprend, lorsqu’on a été témoin de ce fléau, que les sauterelles aient mérité d’être une des plus terribles plaies infligées par le Dieu de Moïse à la terre d’Égypte. J’avais lu cela jadis dans l’Histoire sainte, mais il faut l’avoir vu comme je viens de le voir pour s’en rendre compte. Cela dépasse toute imagination.

« Pendant huit jours, huit jours et huit nuits, nos hommes n’ont cessé de creuser d’immenses tranchées et d’y enfouir, avec de la chaux vive, ces monceaux d’insectes. Quelle besogne !

« Maintenant, c’est fini, et nous venons de regagner Mascara. Il y a dans cinq jours un départ de bateau d’Oran, un d’Alger dans huit jours : je ne sais encore lequel des deux je pourrai choisir ; c’est le capitaine Parisot qui en décidera ; mais — à moins de quelque contretemps, d’une nouvelle catastrophe ! — je prendrai sûrement l’un ou l’autre de ces bateaux, en sorte que la présente lettre me devancera de très peu.

« A propos du capitaine Parisot, j’ai une nouvelle, bonne et fâcheuse en même temps, à vous mander à son sujet. Il vient d’être promu chef de bataillon, et il est envoyé à Sidi-bel-Abbès. Ce n’est pas bien loin de Mascara, mais ce n’est plus notre régiment, et je ne serai plus sous ses ordres ; à moins que je ne trouve le moyen de permuter… Lorsqu’on est éloigné du pays, il est si bon d’avoir auprès de soi un compatriote, quelqu’un qui vous rappelle les gens que vous avez connus, et vous en entretienne à l’occasion ! Le capitaine Parisot avait beau être mon supérieur, il n’était pas fier, et chaque fois qu’il voyait… mais, pardon ! je parle de lui comme s’il n’était déjà plus là… chaque fois qu’il voit le vaguemestre me donner une lettre, sachant d’avance qu’elle vient de vous, il ne manque jamais de me demander : « Eh bien, sergent, quoi de neuf là-bas ? » Et je lui fais part de tous les mariages, de toutes les naissances et tous les décès que vous m’annoncez ; je lui raconte par le menu tout ce que vous m’écrivez, et il fait de même, lorsqu’il reçoit une lettre de sa mère ou de sa sœur. Il faut vous dire qu’ici, et particulièrement chez nous, chez les zouaves, les officiers, loin de regarder leurs subordonnés du haut de leur grandeur, les traitent tout à fait paternellement : le régiment forme, ainsi que je vous l’ai souvent dit, comme une grande famille.

« Mais je m’aperçois que je me répète, que je rabâche : il est temps de vous quitter. A bientôt donc, chère petite mère, la grande joie de t’embrasser, de vous embrasser tous.

« Octave Hémon. »

Dix jours plus tard, en effet, notre sergent descendait de wagon à la gare de Chanteraine, où il était, comme bien on pense, avidement attendu. Même la maman, qui éprouvait tant de peine à marcher et sortait le moins possible, avait tenu à se trouver là, à recevoir le premier baiser de son cher « grand ».

Alexis et Daniel manquaient à la fête. Très occupé dans la maison de commerce du boulevard Sébastopol où il était entré, Alexis ne pouvait pas aisément s’absenter : il était entendu cependant qu’il prendrait très prochainement une semaine de vacances tout exprès pour la passer auprès d’Octave, et que Daniel ferait de même à la même époque, qu’il quitterait la Hollande et reviendrait à Chanteraine pour quelques jours, de façon à se trouver tous réunis sous le toit familial.

Quant à Frédéric, il avait daigné, en l’honneur d’Octave, délaisser ses lignes, filets et autres engins, et faire faux-bond à son ami Jean le Sauvage. Il était enthousiasmé de l’uniforme de son frère, enorgueilli et ravi de cette mâle prestance, de cette superbe allure, si dégagée, si imposante et conquérante. Il ne cessait de le considérer, de tenir les yeux braqués d’admiration sur le sous-officier de zouaves.

Et il n’était pas le seul à témoigner ces sentiments ; sa mère les par­tageait, et M. Hémon était plus heureux et plus fier que personne des galons de son fils aîné. On peut même assurer sans exagération que la ville entière participait à cette joie, que l’arrivée d’Octave avait pris l’importance d’un événement, « faisait sensation » dans tout Chanteraine et aux alentours.

C’est qu’à cette époque et dans ce coin nord-est de la France le costume de zouave n’était pas commun. Des fantassins, des artilleurs, train­glots[1], dragons, cuirassiers, hussards mêmes, on en rencontrait par milliers ; mais des soldats d’Afrique, des zouaves, des turcos, c’était rarissime spectacle, et il n’était pas de passant qui ne se retournât pour contempler la jupe rouge et la chechia du sergent Hémon. Et il n’en était pas non plus qui ne murmurât ensuite quelque réflexion de ce genre :

« A la bonne heure ! Ah ! il a belle mine, le zouzou ! Un rude troupier ! Voilà qui fait honneur à l’armée française ! »

M. Hémon n’avait pas manqué, dès le premier soir, d’emmener Octave au café des Oiseaux et de le présenter à ses amis et partenaires habituels, à M. l’archiviste départemental Vauthier et à MM. Jolliot et Verset, et on avait complimenté et fêté le jeune homme.

« Et la gymnastique ? lui avait demandé M. Vauthier. On en fait toujours ?

— Toujours et plus que jamais, monsieur Vauthier. C’est moi qui suis le moniteur là-bas… Je suis même passé professeur en titre, depuis que j’ai mes galons de sergent, et j’ai dressé de nombreux élèves. Vous le voyez, nul n’échappe à sa destinée.

— C’est ce que je dis parfois à ton père. Tu as quel âge ? Vingt ans ?

— Vingt-trois bientôt, monsieur Vauthier.

— Ah ! diantre ! Comme ça poussé, Hémon ! Comme ça nous chasse, mon vieux ! Eh bien, sergent à vingt-trois ans, tu peux espérer passer sous-lieutenant à vingt-six ou vingt-sept, — avant même, si quelque occasion de te distinguer se présente. Et, en Afrique, ces occasions-là doivent se présenter assez facilement. Viennent des troubles, une insurrection…

— Sans doute, et je vous promets bien que je ferai tout mon possible pour me distinguer, monsieur Vauthier. Ce ne sera pas ma faute si je ne décroche pas mes doubles galons ou une épaulette à la prochaine affaire.

— Je n’en doute pas, mon ami. Tu es en bon chemin, d’ailleurs ; tandis que, si tu étais resté ici… Je me rappelle encore l’idée qui t’avait pris de remplacer au lycée le père Mayeur comme professeur de gymnastique.

— Eh oui ! J’aurais bien voulu.

— Tu languirais encore, car il n’est pas près de se retirer, le père Mayeur !

— Comment ! Il exerce toujours ?

— Mais oui, toujours !

— Pas plus tard qu’hier, insinua de son petit ton grêle M. Nicéphore Jolliot, il me disait qu’il tenait à rester en fonction au lycée jusqu’à quatre-vingts ans, pour bien démontrer à tout chacun quelle salutaire influence la gymnastique exerce sur le corps humain.

— Cela ne fait aucun doute, c’est tout démontré, répliqua Octave. Malheureusement la gymnastique n’empêche pas la mort de survenir, et à quatre-vingts ans…

— A quatre-vingts ans, le père Mayeur a des chances d’être sous terre, » conclut sentencieusement et de sa voix de stentor M. Désiré Verset.

Le surlendemain de l’arrivée d’Octave, Alexis avait obtenu son congé et débarquait à Chanteraine, et, trois jours plus tard, Daniel revenait à son tour prendre sa place dans le cercle de la famille. La maison, où l’absence des trois frères causait un si grand vide, recouvra ainsi son ancienne animation, sa physionomie d’autrefois, et Mme Hémon, dont la santé était précisément alors en meilleur état, put goûter sans réserve le bonheur de cette complète réunion.

Le commandant Parisot avait chargé Octave de quelques menus objets de prix, de curieux bijoux algériens, pour sa mère et sa sœur, et il fut décidé qu’on louerait un char à bancs et qu’on irait tous ensemble, même la maman, voir Mme et Mlle Parisot dans leur thébaïde de Beauzée.

Afin d’éviter l’abrupte côte de Behonne et la descente non moins rapide de la Vaux-Marie dans la vallée de l’Aire, on convint de prendre ce qu’on appelait « la nouvelle route », de passer par Naives, Rumont et les Érize, ce qui allongeait le chemin de quatre ou cinq kilomètres ; mais, avec une bonne paire de chevaux, sept lieues sont bientôt franchies.

Quoique le sergent de zouaves eût été officiellement promu, par son père même, aux importantes fonctions d’automédon, Frédéric s’obstinait à s’emparer des guides, malgré les protestations de Mme Hémon, que l’inexpérience et la témérité de son plus jeune fils épouvantaient.

« Laisse donc ton frère conduire ! répétait-elle à toute minute. O le terri­ble enfant ! Il ne sera content que quand il nous aura versés dans le fossé ! »

Il n’en fut rien, heureusement ; on arriva sans encombre, sinon sans cahots, et, comme M. Hémon ne voulait se présenter chez Mme Parisot qu’à une heure convenable, dans le courant de l’après-midi, on s’arrêta à l’auberge de la Pomme d’or, « tenue par Martinet, — loge à pied et à cheval », et l’on commanda le déjeuner.

Comme à dessein et tout exprès, la patronne, Mme Émérantine Martinet, une accorte, joviale et plantureuse quadragénaire, éminent cordon bleu, venait de faire emplette d’une magnifique truite et d’un plein boisseau d’écrevisses, deux des meilleurs produits du pays ; elle avait avec cela de jolis poulets de grain, puis de la quiche (galette lorraine) :

« Soyez tranquilles, messieurs et dame, vous serez satisfaits de moi… Dans une petite heure, ce sera prêt : vous n’aurez qu’à vous mettre à table. »

En attendant, on alla visiter l’église, dont le gracieux portail et les trois nefs de style gothique ne manquent pas d’intérêt ; puis on descendit au bord de l’eau, on longea le canal du moulin et la rivière d’Aire. De cet endroit, où se trouve un empalement, nommé les Évateaux, qui fait communiquer le canal avec la rivière, Beauzée apparaît tout parsemé de verdure et sous un aspect des plus riants et des plus coquets.

« Je ne m’étonne plus que le commandant Parisot fasse si grand éloge de son village ! dit Octave. J’avais mal vu Beauzée jadis, quand j’y suis venu avec Alex…

— C’est vrai, interrompit ce dernier. Nous y allions à la pêche aux écrevisses avec les fils Jacquemart, des Anglecourt. C’était le soir, presque à la nuit ; on ne pouvait rien distinguer. Moi aussi, je trouve Beauzée très agréable.

— Le nom, du reste, l’indique, remarqua M. Hémon. J’ai entendu plusieurs fois MM. Jolliot et Verset, si compétents dans la matière, discuter sur l’étymologie de Beauzée : ce mot équivaut à beau site.

— Il est absolument justifié ! » avoua-t-on de toutes parts.

On poussa jusqu’au delà du pont, au pied de la côte de Deuxnouds ; puis on rebroussa chemin et l’on regagna l’auberge, où Mme Émérantine Martinet, aidée de sa petite servante Izaline, — ah ! ils ne sont pas vulgaires, à Beauzée, les prénoms féminins ! — achevait de dresser le couvert et d’apprêter le festin.

Tout le monde y fit honneur, même Mme Hémon, qui mangeait si peu d’habitude ; écrevisses, truites, poulets, quiche, tout fut déclaré exquis, et l’on convint à la ronde que la patronne de céans n’avait pas usurpé sa glorieuse renommée. On le lui déclara même en face, lorsqu’elle vint demander « si ces messieurs et dame prendraient du café », déclaration qui la combla de joie et d’orgueil et fit monter le rouge à ses joues.

Mais, par exemple, et l’on ne put s’empêcher d’en convenir également, sans toutefois l’aller notifier à Mme Émérantine Martinet, le café fut détestable : il sentait la chicorée, le pain grillé, le saindoux, l’eau de vaisselle, l’eau de Javel, — tout, excepté le moka.

« Ah ! ce n’est pas en Afrique qu’on boit de ces mixtures-là, n’est-ce pas, Octave ? dit M. Hémon.

— Non, certes ! Les Arabes s’entendent on ne peut mieux à préparer le café, et à la caserne nous avons adopté leur système. »

Heureusement que Mme Martinet avait déposé à côté de la cafetière une vieille bouteille d’eau-de-vie de marc du pays, et ce savoureux tonique servit à remplacer ou à faire passer le café.

On s’apprêtait à lever le siège quand Mme Martinet introduisit dans la salle une proprette petite vieille à caraco de soie noire et à bonnet tuyauté, mi-bourgeoise, mi-paysanne, qu’elle présenta en ces termes :

« Mme Parisot, qui a appris que vous étiez dans le village ! »

C’était, en effet, la mère du commandant.

Si la présence d’un zouave causait une vive émotion dans les rues d’une ville de quinze mille âmes comme Chanteraine, c’était, on le conçoit de reste, une bien autre affaire dans une simple commune de six cents habitants telle que Beauzée. Les gamins n’avaient pas manqué de suivre à la trace la famille Hémon, uniquement pour contempler « le beau soldat, un zouzou ! » Les grandes personnes, les femmes surtout, s’en étaient mêlées, et bientôt, ainsi qu’une traînée de poudre au contact d’une allumette, la nouvelle avait pris feu, s’était propagée par toute la commune, qu’un zouave venait d’arriver, qu’un zouave était « dans nos murs ».

« Mais alors, se dit aussitôt Mme Parisot, c’est moi qu’il vient voir ! C’est mon fils qui me l’envoie ! »

L’avant-veille précisément, elle avait reçu une lettre du commandant lui annonçant la prochaine visite du sergent Hémon, parti en congé et actuellement à Chanteraine.

« Bien sûr, c’est pour moi que ce zouave est venu à Beauzée, c’est moi qu’il cherche, » pensa-t-elle avec toute apparence de raison.

Et elle était allée au-devant de lui, et n’avait pas eu de peine à trouver l’auberge où il était descendu en compagnie de sa famille.

Tout d’abord Mme Parisot reprocha au sergent de ne pas s’être rendu directement chez elle et d’avoir laissé à la voix publique le soin de lui annoncer son arrivée.

« Si j’avais été seul, madame, … balbutia Octave.

— Nous ne pouvions, madame, vous donner l’embarras de nous avoir tous chez vous, compléta M. Hémon.

— Mais il n’y aurait eu aucun embarras, rien que du plaisir, du plaisir pour moi. Je vous aurais reçus… peut-être pas aussi bien que Mme Martinet, car elle s’y entend, Mme Martinet ! »

Et le cordon bleu de la Pomme d’or de se rengorger de nouveau.

« C’eût été sans façon, mais de tout cœur, acheva Mme Parisot.

— Nous en sommes persuadés, madame, dit M. Hémon.

— Eh bien, pour me le prouver, il faut venir chez moi et me promettre de rester ce soir à souper. »

M. Hémon protesta aussitôt :

« Nous désirons rentrer à Chanteraine de bonne heure. Mme Hémon n’est pas très bien portante, elle ne peut se fatiguer…

— Madame, je vous en prie, interrompit Mme Parisot, joignez-vous à moi pour décider ces messieurs ! »

Enfin « ces messieurs » ou, plus exactement, — car les quatre fils Hémon ne faisaient aucune opposition à la demande de Mme Parisot et ne soufflaient mot, — M. Hémon père se laissa fléchir, et accepta l’hospitalité si cordialement et instamment offerte.

La maison Parisot se trouvait située à peu de distance de l’auberge Martinet, dans la rue qui conduit à la rivière. Mlle Cécile, une mûre demoiselle qui avait toujours refusé de se marier pour ne pas se séparer de sa mère, fit aux arrivants le meilleur accueil, tout en leur reprochant, elle aussi, leur descente à l’auberge.

Un beau verger s’étendait derrière l’habitation ; on alla s’y asseoir à l’ombre, et Mme et Mlle Parisot, à qui Octave venait de remettre les bijoux qui leur étaient destinés, commencèrent à l’assaillir de questions sur le sort de leur fils et frère. Comment se portait-il ? Était-il content d’aller à Sidi-bel-Abbès ? Quand devait-il quitter Mascara ? Espérait-il revenir bientôt en congé ? Etc. On aurait cru que le commandant, qui ne manquait jamais de leur adresser chaque semaine une lettre d’au moins quatre pages, ne leur avait pas écrit depuis plusieurs années.

A l’approche du soir, après une promenade à travers les prés qui bordent la rivière, on se remit à table, et, malgré le copieux déjeuner de Mme Martinet, on ne bouda point devant le gigot, la salade et la délicieuse crème au chocolat servis par Pélagie, la bonne de Mme Parisot. Et comme celle-ci soupirait, avec un hochement de tête :

« Ah ! notre Pélagie n’est pas de la force de Mme Martinet !

— Mais si ! Mais si ! Tout est succulent ! Parfait ! répliqua-t-on en chœur. Vous voyez bien comme nous mangeons ! Nous dévorons !

— C’est l’air de Beauzée qui fait cela, non les talents de la cuisinière.

— Mais pardon, madame…

— L’air de Beauzée passe pour avoir la propriété d’ouvrir l’appétit, reprit Mme Parisot. Comme le dit si bien notre curé, notre bon abbé Réni, c’est « un air apéritif ».

— Beauzée possède donc tous les agréments ! C’est un paradis ! le séjour des dieux ! s’exclama M. Hémon. Un charmant site, l’air le plus pur et le plus vivifiant, d’aimables et excellents habitants, et, par-dessus le marché, d’incomparables cordons bleus ! »

Il était presque nuit quand on remit les chevaux au char à bancs et prit congé des dames Parisot et de ce séjour enchanteur, et onze heures sonnaient à la Tour de l’Horloge, la fameuse tour dont le diable de Fred avait jadis rendu la cloche muette en la privant de son battant, lorsque la famille Hémon débarqua devant le magasin de la place Reggio et réintégra ses pénates.

Mais quelle belle journée, une de ces journées radieuses et bénies, dont le souvenir est ineffaçable et qui demeurent à tout jamais marquées d’une pierre blanche !


Albert Cim, Les Quatre fils Hémon. Paris : Librairie Hachette et Cie, 1906 ; 1 vol. (292 p.), gr. in-8 ; illustré de 62 gravures dessinées par Édouard Zier.
Texte retranscrit d’après le fac-similé de la BnF, collection Gallica, chapitre XVI (pp. 185-200).


 Notes
  1.  Trainglot ou tringlot, subst. masc. Argot militaire : soldat d’un régiment du train, chargé de l’approvisionnement.
    Wiktionnaire, à l’article Tringlot ↩

 – page 1 de 2