Le Livre, tome II, p. 216-232

Albert Cim, Le Livre, t. II, p. 216.
Albert Cim, Le Livre, t. II, p. 216 [232]. Source : Internet Archive.
Albert Cim, Le Livre, t. II, p. 217.
Pour suite de note : Albert Cim, Le Livre, t. II, p. 217 [233]. Source : Internet Archive.

XI. Bibliomanes et bibliolâtres

Nous avons vu défiler jusqu’ici, dans les divers chapitres du présent ouvrage, nombre de passionnés liseurs et d’enthousiastes bibliophiles, nous avons entendu leurs éloquentes déclarations, leurs pieuses et ardentes professions de foi ; mais il est d’autres noms encore à citer, d’autres cas plus particuliers, où la passion va jusqu’à l’exagération et la singularité et tombe dans la démence ; où le bibliophile se transforme en bibliomane, où il devient le bibliolâtre, pour qui le livre est tout, et pour qui parfois tout le reste n’est rien et ne compte plus.

« L’innocente et délicieuse fièvre du bibliophile est, dans le bibliomane, une maladie aiguë poussée au délire, a écrit Charles Nodier[216.1]…. Du sublime au

[II.232.216]
  1.  L’Amateur de livres, dans les Français peints par eux-mêmes, t. II, p. 84. (Paris, Delahays, s. d.) Voir aussi, du même délicat écrivain, qui a tant aimé les livres et les connaissait si bien, le Bibliomane (dans les Contes de la veillée, pp. 268-281 ; Paris, Charpentier, 1875). Ce bibliomane, que nous peint Charles Nodier, ou plutôt dont il prononce devant nous l’oraison funèbre, « sur la tombe duquel il vient jeter des fleurs », « ce bon Théodore », qui a passé sa vie au milieu des livres et ne s’occupait que de livres, avait coutume de ne regarder les femmes « qu’au pied », et quand une chaussure élégante avait frappé son attention : « Hélas ! soupirait-il avec un gémissement profond, voilà bien du maroquin perdu ! Que de belles reliures on ferait ! » Pendant vingt ans. Théodore n’a eu qu’une dispute avec son tailleur : « Monsieur, lui dit-il un jour, cet habit est le dernier que je reçois de vous, si l’on oublie encore une fois de me faire des poches in-quarto ». Sur sa tombe, on grava l’inscription suivante, « qu’il avait parodiée pour lui-même de l’épitaphe de Franklin » (cf. supra, t. I, p. 174) :

     Ci-git,
    sous sa reliure de bois,
    un exemplaire in-folio
    de la meilleure édition
    de l’homme, écrite dans une langue de l’age d’or,
    que le monde ne comprend plus.
    C’est aujourd’hui
    un bouquin
    gâté,
    maculé,
    dépareillé,
    imparfait du frontispice,
    piqué des vers,
    et fort endommagé de pourriture.
    On n’ose attendre pour lui
    les honneurs tardifs
    et inutiles
       de la réimpression.
      ↩

Le Livre, tome II, p. 217-233

Albert Cim, Le Livre, t. II, p. 217.
Albert Cim, Le Livre, t. II, p. 217 [233]. Source : Internet Archive.

ridicule, il n’y a qu’un pas. Du bibliophile au bibliomane, il n’y a qu’une crise. Le bibliophile devient souvent bibliomane, quand son esprit décroît ou quand sa fortune s’augmente, deux graves inconvénients auxquels les plus honnêtes gens sont exposés ; mais le premier est bien plus commun que l’autre. »

Le bibliolâtre, aussi bien, du reste, que le bibliomane et le bibliophile, est très souvent doublé d’un

Le Livre, tome II, p. 218-234

Albert Cim, Le Livre, t. II, p. 218.
Albert Cim, Le Livre, t. II, p. 218 [234]. Source : Internet Archive.

bibliotaphe, d’un « enterreur de livres ». En effet, semblable à l’avare qui cache son trésor, pareil à l’amoureux qui ne confie sa belle à personne, le passionné du livre doit, logiquement et fatalement, garder pour lui seul, avec un soin jaloux, l’objet de sa tendresse.

Il est aussi — mais le fait est bien plus rare, heureusement — doublé parfois d’un biblioklepte, d’un « voleur de livres ». Ainsi Dibdin (1776-1847), l’un des plus célèbres bibliographes de l’Angleterre, nous avoue, dans une de ses lettres[218.1], qu’il se félicite d’avoir pu rester seul dans une bibliothèque publique (celle de Strasbourg), « sans que sa conscience ait aucun reproche à lui faire », c’est-à-dire, sans euphémisme et tout nettement, sans avoir succombé à la tentation de glisser quelques précieux volumes dans ses poches[218.2].

Ces fervents des beaux livres et des somptueuses reliures ont été durement malmenés par un chroniqueur du siècle dernier, Edmond Texier (1816-1887), qui a eu son heure de vogue.

[II.234.218]
  1.  La xxxve : Révérend Thomas Frognall Dibdin, Voyage bibliographique, archéologique et pittoresque en France, traduit de l’anglais, avec des notes par Théodore Licquet et G.-A. Crapelet (Paris, Crapelet, 1825, 4 vol. in-8). Voir le tome IV, page 350, et la note de Crapelet de la page 176.  ↩
  2.  J’ai recueilli, dans mon volume Amateurs et Voleurs de livres (Paris, Daragon, 1903), les noms des plus fameux bibliokleptes, et les anecdotes les plus piquantes qui les concernent : je n’y reviendrai pas ici.  ↩

Le Livre, tome II, p. 219-235

Albert Cim, Le Livre, t. II, p. 219.
Albert Cim, Le Livre, t. II, p. 219 [235]. Source : Internet Archive.

« De tous les êtres créés par Dieu, dit-il[219.1], le bibliophile est, sans contredit, le plus égoïste et le plus féroce. La passion de l’or n’est rien comparée à celle du livre. Le public ne comprendra jamais toutes les passions malsaines qui agitent l’âme d’un amateur de bouquins à la vue d’un exemplaire unique ou même noté comme rare sur les catalogues. Pour arriver à la possession de cet exemplaire, il n’est pas de lâchetés qu’il ne fît, et il en est quelques-uns qui iraient volontiers jusqu’au crime. Le fait suivant, qui s’est passé à Londres, démontrera mieux que tout ce que je pourrais dire à quels excès peut se laisser entraîner un homme bien né qui ne sait pas refréner le démon bibliographique.

« Deux gentlemen, grands amateurs, conviennent de faire fabriquer à frais communs chez Wittigham, le premier imprimeur de l’Angleterre, un livre qui ne sera tiré qu’à deux exemplaires ; ils commandent le vélin, achètent des caractères neufs, surveillent l’impression et le tirage, et n’épargnent rien pour faire de ces deux exemplaires, enrichis de gravures originales, les deux merveilles de la typographie moderne. L’édition imprimée, tirée et brochée, est portée chez un relieur, qui donne aux deux volumes un vêtement splendide et de tous points semblable,

[II.235.219]
  1.  Les choses du temps présent, Collectionneurs et Bibliomanes, pp. 143-147.  ↩

Le Livre, tome II, p. 220-236

Albert Cim, Le Livre, t. II, p. 220.
Albert Cim, Le Livre, t. II, p. 220 [236]. Source : Internet Archive.
Albert Cim, Le Livre, t. II, p. 221.
Pour suite de note : Albert Cim, Le Livre, t. II, p. 221 [237]. Source : Internet Archive.

et nos deux gentlemen entrent chacun en possession de son trésor.

« Vous croyez peut-être que ces deux hommes sont heureux ? Pas du tout : celui-ci envie l’exemplaire de celui-là. A quelque temps de là, l’un des deux part pour la campagne ; l’autre se rend aussitôt, son exemplaire sous le bras, chez son ami absent, et prie la femme de cet ami de lui communiquer pour un instant le second exemplaire, afin de comparer les gravures de l’un avec celles de l’autre. La femme, sans défiance, livre le bouquin, que l’ami semble feuilleter avec le plus grand soin, et dont il déchire, sans qu’on le voie, deux ou trois feuillets ; après quoi il retourne triomphant chez lui, avec son exemplaire désormais unique.

« Cependant le propriétaire de l’exemplaire lacéré revient, apprend la visite de l’ami, se doute de quelque chose, examine son livre, et intente un procès au lacérateur, qui est condamné à 2 000 livres de dommages-intérêts. La Société des Bibliophiles veut à son tour rayer de sa liste le nom du coupable, mais il se présente fièrement devant elle et dit : « Quel est celui d’entre vous qui n’en aurait pas fait autant que moi ? — Au fait ! » répliqua un des membres. Et son nom ne fut pas rayé.

« … Le vrai bibliomane croit, comme Alexandre[220.1], que rien n’est fait tant qu’il reste quelque chose à

[II.236.220]
  1.  L’auteur a sans doute voulu faire allusion ici à César, qui a dit, par la voix de Lucain, dans la Pharsale (livre II, vers 657, p. 46, collection Nisard) :
    •  Nil actum credens, quum quid superesset agendum.  ↩

Le Livre, tome II, p. 221-237

Albert Cim, Le Livre, t. II, p. 221.
Albert Cim, Le Livre, t. II, p. 221 [237]. Source : Internet Archive.

faire, qu’il possède peu de chose tant qu’il peut envier les trésors d’un autre. Un de mes amis, grand dénicheur de livres rares, m’a avoué qu’il avait été pris d’un invincible désir de mettre le feu à sa propre bibliothèque, après avoir visité celle de M. le duc d’Aumale…. L’envie, la jalousie, l’appétence du bien d’autrui, tels sont les moindres défauts du bibliomane. »

Du bibliomane peut-être ; mais le véritable ami des livres ignore ces rancunes, ces haines, ces farouches convoitises, cette rage, tous ces vilains et honteux sentiments. Il est, d’ordinaire, — surtout s’il ne sépare pas l’amour des livres de l’amour des lettres, — plus pondéré, plus réfléchi, plus calme. « Les amis du livre oublient volontiers, a remarqué Jules Janin[221.1], — et bien plus équitablement, bien plus exactement que ne vient de le faire Edmond Texier, — oublient volontiers… toutes les passions mauvaises, les vanités misérables, les ambitions malsaines, les petits honneurs, les petits devoirs : le vrai bibliophile est content de lui-même et des autres. »

L’égoïsme et la férocité ne sont, d’ailleurs, pas

[II.237.221]
  1.  Journal des Débats, 17 septembre 1866, ap. Mouravit, le Livre et la Petite Bibliothèque d’amateur, p. 68, note.  ↩

Le Livre, tome II, p. 222-238

Albert Cim, Le Livre, t. II, p. 222.
Albert Cim, Le Livre, t. II, p. 222 [238]. Source : Internet Archive.
Albert Cim, Le Livre, t. II, p. 223.
Pour suite de note : Albert Cim, Le Livre, t. II, p. 223 [239]. Source : Internet Archive.

plus le privilège des bibliomanes que des inventeurs, comme l’a bien prouvé Balzac dans sa Recherche de l’absolu, — que de tous les amoureux et de tous les passionnés, tous les exaltés et tous les possédés — passionnés et possédés de la femme, de l’argent ou du pouvoir.

Nous allons passer en revue les plus curieux exemples de bibliomanie et de bibliolâtrie, — revue succincte et sommaire, qu’il eût été facile de prolonger, et qui demanderait à elle seule tout un volume.

Le célèbre helléniste Guillaume Budé (1467-1540) trouva moyen, le jour même de son mariage, de ne pas délaisser ses livres, ses muets trésors, et de passer au milieu d’eux « pour le moins trois heures », — ce qui ne l’empêcha pas, du reste, de devenir père de sept fils et de quatre filles. C’est lui aussi, raconte-t-on, qui, pour ne pas quitter son cabinet et s’arracher à la page commencée, répliqua à un domestique, qui venait lui annoncer, tout haletant, que le feu était à la maison : « C’est bien, avertissez ma femme. Vous savez bien que je ne m’occupe pas des affaires du ménage[222.1] ! »

[II.238.222]
  1.  Cf. Bayle, Dictionnaire historique et critique ; Fertiault, les Légendes du livre, pp. 93 et 199. — Une réponse analogue fut, dit-on, faite par Corneille à un « jeune homme, auquel il avait accordé sa fille, et que l’état de ses affaires mettait dans la nécessité de rompre ce mariage ». Ce jeune homme se présente un matin chez Corneille, et pénètre jusqu’à son cabinet de travail : « Je viens, monsieur, lui dit-il, retirer ma parole, et vous exposer les motifs de ma conduite. — Eh ! Monsieur, réplique Corneille, ne pouviez-vous, sans m’interrompre, parler de tout cela à ma femme ? Montez chez elle ; je n’entends rien à toutes ces affaires-là…. » (Helvétius, De l’esprit, Discours IV, chap. i, t. II, p. 278, note ; Paris, Chasseriau, 1822.)  ↩

Le Livre, tome II, p. 223-239

Albert Cim, Le Livre, t. II, p. 223.
Albert Cim, Le Livre, t. II, p. 223 [239]. Source : Internet Archive.

Il fallut pareillement enlever à ses livres, le matin de ses noces, un autre éminent helléniste et philosophe du xvie siècle, Adrien Turnèbe (1512-1565) : il avait oublié la cérémonie à laquelle il devait participer ce jour-[223.1].

Le savant imprimeur Frédéric Morel le Jeune (1558-1630), qui a été professeur au Collège de France et était aussi un acharné travailleur, terminait ses recherches sur le sophiste grec Libanius[223.2], quand on vint le prévenir que sa femme, pour laquelle, notez bien, il avait une réelle et très vive affection, et qui était alors dangereusement malade, demandait à le voir. « Encore deux mots, et j’y vais ! » répondit-il. Mais les deux mots se prolongèrent plus que de rai-

[II.239.223]
  1.  Fertiault, op. cit., p. 199 ; et Ambroise Firmin-Didot, Essai sur la typographie, col. 786.  ↩
  2.  Né à Antioche vers 314, mort vers l’an 400, Libanius fut un des derniers défenseurs, et le plus éloquent, du paganisme contre l’envahissement de la religion chrétienne. Il enseigna toujours la modération, l’indulgence, la sagesse, et compta, parmi ses auditeurs, l’empereur Julien, saint Basile et saint Jean Chrysostome.  ↩

Le Livre, tome II, p. 224-240

Albert Cim, Le Livre, t. II, p. 224.
Albert Cim, Le Livre, t. II, p. 224 [240]. Source : Internet Archive.

son, et le même messager accourut lui dire que la malade venait d’expirer. « Hélas ! j’en suis bien marri, car c’était vraiment une bonne femme ! » soupira Frédéric Morel en se replongeant dans ses livres[224.1].

L’érudit abbé Goujet (1697-1767) mourut de douleur d’avoir été contraint de vendre sa bibliothèque. On en a dit autant ou à peu près de Scaliger et de Patru[224.2].

[II.240.224]
  1.  Cf. Ambroise Firmin-Didot, op. cit., col. 807. En même temps que cette anecdote relative à Frédéric Morel, G.-A. Crapelet, dans ses Études pratiques et littéraires sur la typographie (pp. 147-148, note), nous en conte une autre, concernant son père, qui était prote et correcteur à l’imprimerie de Stoupe, une des plus importantes de Paris à la fin du xviiie siècle. Charles Crapelet « était, dans toute l’étendue du terme, esclave de ses doubles fonctions, et tellement préoccupé des intérêts des ouvriers, que, le jour même de ses noces, vers minuit, il quitta la compagnie, pour aller corriger des épreuves qu’il savait être attendues par les imprimeurs. Ma mère, — continue G.-A. Crapelet, — m’a raconté ce fait, et toute l’inquiétude que causa la disparition subite du marié. Le grave Stoupe, qui était dans la confidence de son Charles, comme il l’appelait, se divertit quelques instants de l’embarras visible de la personne la plus intéressée dans l’événement, mais il ne tarda pas à rassurer tout le monde. Vers trois heures du matin, le marié revint partager les plaisirs de la réunion. »  ↩
  2.  Fertiault, Drames et Cancans du livre, p. 264. « Amis, voulez-vous connaître un des grands malheurs de la vie ? Eh bien ! vendez vos livres. » (Joseph Scaliger, ap. Fertiault, les Amoureux du livre, p. 288.) Et Jules Janin (ap. Id., ibid.) : « Celui-là qui veut connaître en un seul bloc toutes les misères d’ici-bas, qu’il vende ses livres : Bibliothecam vendat ! »  ↩

Le Livre, tome II, p. 225-241

Albert Cim, Le Livre, t. II, p. 225.
Albert Cim, Le Livre, t. II, p. 225 [241]. Source : Internet Archive.

Au milieu des troubles de la Ligue, le docte médecin Jacques Goupil ou Gopile (….-1564), professeur de botanique à Paris, voit sa bibliothèque mise au pillage, et il en meurt de désespoir[225.1].

Le publiciste et libraire Colnet du Ravel (1768-1832), l’auteur de l’Art de dîner en ville, à l’usage des gens de lettres, succomba de même au chagrin qu’il ressentit en voyant « flotter sur la Seine les livres de l’Archevêché », après le sac de cet édifice, livres qu’il avait été chargé jadis, par le cardinal Fesch, de mettre en ordre, et dont il avait rédigé le catalogue[225.2].

Le philologue strasbourgeois et helléniste passionné Richard Brunck (1729-1803), que des revers de fortune obligèrent, en 1791, à se défaire d’une partie de sa bibliothèque, et qui dut recourir, en 1801,

[II.241.225]
  1.  Michaud, Biographie universelle, art. Goupil ; et Mouravit, op. cit., p. 389 ; « … Jacques Gopile, le docte médecin du xvie siècle, dont Scévole de Sainte-Marthe a compris l’éloge dans le premier livre de ses charmantes petites notices, datées, à Poitiers, de 1598. »  ↩
  2.  Larousse, op. cit. C’est le brave et spirituel Colnet, surnommé « l’Ermite de Belleville », connu de tout Paris pour sa sobriété et pour « ne jamais dîner en ville ». qui répliqua, tout en mangeant sur le coin d’une table, — un jour que le riche et peu scrupuleux Étienne, de l’Académie française, tentait de l’amener à trafiquer de sa plume, et lui disait : « Mais comment pouvez-vous vivre avec d’aussi chétifs gains que les vôtres ? Comment faites-vous ? — Vous voyez, monsieur Étienne, voilà comment je m’y prends : je dîne de deux œufs durs. » (Cf. Tenant de Latour, Mémoires d’un bibliophile, p. 330.)  ↩

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