Le Livre, tome II, p. 347-363

Albert Cim, Le Livre, t. II, p. 347.
Albert Cim, Le Livre, t. II, p. 347 [363]. Source : Internet Archive.

On conte, à ce propos, que l’acerbe et agressif lexicologue François Génin (1803-1856)[347.1] avait eu occasion, alors qu’il était professeur à la Faculté de Strasbourg, de prêter les deux premiers volumes d’un superbe exemplaire de Tom Jones à l’un de ses collègues qui voulait apprendre l’anglais. Rentré à Paris, attaché à la rédaction du National, Génin avait vainement écrit vingt fois pour réclamer ces volumes : pas de réponse. A bout de patience, il fit un paquet des deux tomes qui lui restaient et les envoya par la diligence à son trop silencieux emprunteur. « Comme cela, du moins, lui écrivait-il en même temps, un de nous deux aura l’ouvrage complet. Ce sera vous, puisque vous ne voulez pas que ce soit moi ; ce qui cependant m’aurait paru plus naturel[347.2]. »

Une des pertes d’ouvrage les plus regrettables, causées par un emprunteur de livres, c’est celle du traité De Gloria de Cicéron, que Pétrarque prêta à

[II.363.347]
  1.  « Génin est un tape-dur ; il a toujours besoin de taper sur quelqu’un. » Etc. (Sainte-Beuve, Causeries du lundi, t. XI, p. 464.) « Génin, l’écrivain anti-jésuitique et anti-ecclésiastique le plus passionné. » (Id., op. cit., t. I, p. 390.) Particularité curieuse, cet adversaire acharné de la religion et des prêtres avait, outre la passion des lettres, celle du plain-chant, et « il a composé une messe en musique qui a été exécutée deux fois, le jour de Noël, dans l’église Saint-Leu, à Paris ». (B. Hauréau, art. sur Génin, ap. Dr Hœfer, Nouvelle Biographie générale.)  ↩
  2.  P.-J. Martin, l’Esprit de tout le monde, pp. 117-118. (Paris, Magnin, 1859.)  ↩

Le Livre, tome II, p. 240-256

Albert Cim, Le Livre, t. II, p. 240.
Albert Cim, Le Livre, t. II, p. 240 [256]. Source : Internet Archive.

Un autre des plus beaux exemples qu’on puisse citer de dévouement aux livres, et aussi de souffrance pour les livres, c’est celui du prélat polonais Joseph-André Zaluski (1701-1774), évêque de Kiew (en russe Kiev ou Kief), dont toute la fortune, tout le temps et toutes les forces furent consacrés à rassembler une bibliothèque qui finit par compter 200 000 volu­mes[240.1]. Jamais, en Europe, un simple particulier n’avait jusqu’alors formé à ses frais une collection aussi considérable. Mais à quel prix ! « Joseph-André était si zélé pour l’agrandissement de sa bibliothèque, dit l’historien Félix Bent­kowski[240.2], qu’afin de pouvoir en soutenir les frais et l’enrichir, il prenait sur son nécessaire ; n’ayant fait à midi qu’un repas frugal, il ne mangeait pour son souper qu’un morceau de pain avec du fromage. »

La bibliothèque de Zaluski, qu’il avait généreusement offerte à ses concitoyens, fut ouverte au public en 1745, et devint la « Bibliothèque nationale polonaise » ; mais les Polonais n’en profilèrent que jusqu’en 1795. A cette époque, les Russes s’étant emparés de la capitale de la Pologne, l’ordre fut

[II.256.240]
  1.  300 000, dit Larousse, op. cit. Près de 300 000, dit le Dr Hœfer, op. cit. Le chiffre de 200 000 est donné par Michaud, op. cit., t. XLV, p. 351 (2e édit.).  ↩
  2.  Ap. Michaud, op. cit.  ↩

Le Livre, tome II, p. 233-249

Albert Cim, Le Livre, t. II, p. 233.
Albert Cim, Le Livre, t. II, p. 233 [249]. Source : Internet Archive.

aient existé fut Antoine Magliabecchi (1633-1714), de Florence, « l’un des hommes les plus extraordinaires de son siècle[233.1] ». Né « dans la dernière classe du peuple », Magliabecchi avait commencé par être au service d’un marchand de fruits et de légumes[233.2]. Quoiqu’il ne sût pas lire, une espèce d’instinct lui tenait sans cesse les yeux fixés sur les maculatures et les feuilles des vieux livres destinées à envelopper la marchandise vendue. Un libraire du voisinage, ayant remarqué cette particularité, interrogea l’enfant, qui lui avoua combien il s’ennuyait chez le marchand fruitier, et quelle serait sa joie s’il pouvait être à son service, dans une maison pleine de livres. Il obtint cette faveur, et son nouveau maître reconnut bientôt combien il avait lieu de s’applaudir de son acquisition ; car le jeune apprenti, par sa mémoire incroyable, fut, au bout de quelques jours, en état de trouver plus promptement que le libraire lui-même tous les livres qu’on lui demandait. Ce fut là qu’il apprit à lire et qu’il connut Michel Ermini, bibliothécaire du cardinal de Médicis, qui l’aida de ses conseils et de ses leçons. Sous la di-

[II.249.233]
  1.  Dit la Biographie universelle de Michaud, à qui j’emprunte la plupart des détails qui suivent.  ↩
  2.  D’autres biographes font de lui un orfèvre. « A l’âge de quarante ans, Antonio Magliabecchi était encore ce que le hasard de la naissance l’avait fait, un simple orfèvre, qui habitait une boutique bien achalandée sur le Pont-Vieux. (Dr Hœfer, Nouvelle Biographie générale.)  ↩

Le Livre, tome I, p. 261-285

Albert Cim, Le Livre, t. I, p. 261.
Albert Cim, Le Livre, t. I, p. 261 [285]. Source : Internet Archive.

et finissant à l’arrivée du vaisseau qui vient l’en tirer, sera tout à la fois l’amusement et l’instruction d’Émile durant l’époque dont il est ici question. »

Lord Chatham (1708-1778) se délassait de la politique en lisant Virgile, dont il « s’en­chantait[261.1] ».

« Si tous les livres politiques devaient périr, et que je fusse le maître d’en conserver un seul, je ne demanderais grâce (n’en déplaise à M. de Voltaire) que pour l’Esprit des lois de Montesquieu, » a dit, dans ses Amusements des gens d’esprit[261.2], le littérateur Gain de Montaignac (1731-vers 1780).

A Horace Walpole (1717-1797), qui ne pouvait souffrir Montaigne, au point de dire des Essais : « C’est un vrai radotage de pédant, une rapsodie de lieux communs, même sans liaison ; son Sénèque et lui se tuent à apprendre à mourir, — la chose du monde qu’on est le plus sûr de faire sans l’avoir apprise[261.3], » Mme du Deffand (1697-1780) ripostait[261.4] : « Je suis bien sûre que vous vous accoutumerez à Montaigne ; on y trouve tout ce qu’on a jamais pensé, et nul style n’est aussi énergique : il n’en-

[I.285.261]
  1.  Doudan, Lettres, t. IV, p. 151. (Paris, C. Lévy, 1879. In-18.)  ↩
  2.  Page 9. Berlin, 1762. In-12. La seconde édition de cet ouvrage porte le titre de Amusements philosophiques. (Cf. Peignot, op. cit., t. I, p. 378 ; Larousse, Grand Dictionnaire ; et Hœfer, Nouvelle Biographie.)  ↩
  3.  Marquise du Deffand, Correspondance, t. I, p. 381, n. 1. (Paris, Plon, 1865.)  ↩
  4.  Loc. cit., t. I, p. 385. Lettre du 27 octobre 1766.  ↩

Le Livre, tome I, p. 248-272

Albert Cim, Le Livre, t. I, p. 248.
Albert Cim, Le Livre, t. I, p. 248 [272]. Source : Internet Archive.
Albert Cim, Le Livre, t. I, p. 249.
Pour suite de note : Albert Cim, Le Livre, t. I, p. 249 [273]. Source : Internet Archive.

Leibnitz[248.1] (1646-1716) faisait, dit-on, consister toute sa bibliothèque dans les œuvres de Platon, d’Aristote, de Plutarque, de Sextus Empiricus[248.2], d’Euclide,

[I.272.248]
  1.  La véritable orthographe, conforme à la signature, est Leibniz. « Les lettres autographes qui nous restent de ce génie incomparable sont toutes signées Leibniz. » (Hœfer, Nouvelle Biographie.) Cf. aussi Michaud, Biographie universelle ; Larousse, Grand Dictionnaire ; la Grande Encyclopédie ; etc.  ↩
  2.  Sextus Empiricus, philosophe, astronome et savant médecin grec, originaire de Mitylène (fin du iie siècle), ainsi surnommé parce qu’il avait adopté l’empirisme en médecine. Il a été l’apologiste du scepticisme, qui, selon lui, devait conduire au repos de l’âme et à un équilibre parfait de la raison. (Cf. Eugène Talbot, Histoire de la littérature grecque, p. 321.)  ↩

Le Livre, tome I, p. 142-166

Albert Cim, Le Livre, t. I, p. 142.
Albert Cim, Le Livre, t. I, p. 142 [166]. Source : Internet Archive.
Albert Cim, Le Livre, t. I, p. 143.
Pour suite de note : Albert Cim, Le Livre, t. I, p. 143 [167]. Source : Internet Archive.

IV. De l’avènement de Louis XIV jusqu’au xixe siècle

Le goût des livres et l’amour de la lecture continuent à se répandre sous le règne de Louis XIV (1638-1715), bien que, par lui-même et en dépit de la réputation que l’histoire lui a faite, ce souverain n’ait guère donné de preuves directes de cet amour ni de ce goût[142.1].

Jérôme Bignon, surnommé le Varron français, le chancelier Séguier, l’archevêque de Reims Letellier, Patru, Étienne Baluze[142.2], Huet, etc., tous ces passion-

[I.166.142]
  1.  « Louis XIV avait été très mal instruit dans son enfance ; les quelques thèmes que lui dictait Péréfixe et qu’on a retrouvés depuis ne prouvent rien. Il était très ignorant des choses du passé ; il n’avait presque aucune lecture. On est allé jusqu’à dire que Louis XIV ne savait pas lire couramment l’impression, qu’il ne pouvait bien lire que des manuscrits qui étaient comme faits au burin et par des calligraphes. « Quand on lui donnait pour la messe un livre imprimé, il fallait, dit-on, lui donner en même temps le manuscrit, afin qu’il lût la messe dans ce dernier. » « C’est un abbé d’Étemare, homme d’esprit et informé de bien des particularités, qui donne cela pour certain. » (Sainte-Beuve, Nouveaux Lundis, t. I, pp. 340-341.)  ↩
  2.  Par son testament, Étienne Baluze (1630-1718) ordonna que sa bibliothèque fût vendue en détail, afin de faciliter à un plus grand nombre de gens de lettres et d’amateurs l’acquisition des raretés qu’elle contenait. Ses manuscrits, ses extraits, ses livres ou pièces annotés de sa main, furent acquis par le roi et sont aujourd’hui à la Bibliothèque nationale. (Cf. Léopold Delisle, Testament d’Étienne Baluze, dans la Bibliothèque de l’École des chartes, 1872, t. XXXIII, pp. 187-195.) « Baluze fut un des esprits éminents de son siècle, un ami éclairé du progrès…. « Baluze, dit M. Dupin, est un des hommes qui ont rendu le plus de services à la république des lettres par son application continuelle à rechercher de tous côtés des manuscrits des bons auteurs, à les conférer avec les éditions, et à les donner ensuite au public avec des notes pleines de recherches et d’érudition. » « Sa maison était le rendez-vous des savants et des gens de lettres, qu’il aidait non seulement de ses conseils et de sa plume, mais encore de son argent…. C’est Baluze qui introduisit un des premiers en France l’usage des soupers littéraires, qui se prolongèrent avec tant d’éclat dans le xviiie siècle. La joyeuse humeur y était de mise…. » (Hœfer, Nouvelle Biographie.) Sur Étienne Baluze, voir aussi Alfred Franklin, les Anciennes Bibliothèques de Paris, t. II, p. 193, n. 1.  ↩

Le Livre, tome I, p. 091-115

Albert Cim, Le Livre, t. I, p. 90.
Albert Cim, Le Livre, t. I, p. 90 [115]. Source : Internet Archive.
Albert Cim, Le Livre, t. I, p. 92.
Pour suite de note : Albert Cim, Le Livre, t. I, p. 92 [116]. Source : Internet Archive.

du latin en français les passages qu’ils ne comprenaient pas. »

Malheureusement, cet essai de bibliothèque publique n’eut pas de suite : « par une étrange aberration, le saint roi détruisit lui-même l’avenir que se pouvait promettre une si sage institution, en dispersant ses livres et en les distribuant par testament entre divers monastères[091.1] ».

Saint Louis n’aimait pas à lire ni à entendre lire en mangeant ou au sortir de table[091.2]. « Il n’est si bon livre, disait-il à ses chapelains, qui vaille après manger une causerie[091.3]. »

[I.115.091]
  1.  Géraud, op. cit., p. 228.  ↩
  2.  « …. Il (saint Louis) avoit la bible glosée, et originaux de saint Augustin et d’autres sainz, et autres livres de la sainte escripture, esquex il lisoit et fesoit lire moult de foiz devant lui el tens dentre disner et heure de dormir, cest a savoir, quant il dormoit de jour ; mès pou li advenoit que il dormist a tele heure…. Chascun jour… il sen raloit en sa chambre ; et adoncques estoit alumee une chandelle de certaine longueur, cest a savoir de trois piez ou environ ; et endementieres que ele duroit, il lisoit en la bible ou en un autre saint livre ; et quant la chandele estoit vers la fin, un de ses chapelains estoit apelé, et lors il disoit complie avecques lui. » (Vie de saint Louis, par le Confesseur de la reine Marguerite, dans le Recueil des historiens des Gaules et de la France, t. XX, p. 79. Paris, Imprimerie royale, 1840.)  ↩
  3.  Cité par Ph. de Grandlieu (Léon Lavedan) dans le Figaro du 26 août 1879, p. 1, col. 2. Je n’ai pu trouver la source originale de ce mot. — Je rejette en note, et dans les termes mêmes où je les trouve, les menus propos suivants, dont le contrôle ne m’a pas été non plus possible et qui peuvent être sujets à caution : « Un des courtisans du roi Alphonse V dit le Sage s’avisa de soutenir en sa présence qu’il avait lu dans l’histoire qu’un certain roi d’Espagne disait que « la science ne convient nullement aux gens distingués par leur rang ou par leurs richesses. — Vous vous trompez, répondit Alphonse, ce n’est pas un roi qui l’a dit : c’est un bœuf ou un âne. » (Jean Darche, Essai sur la lecture, p. 30.) S’agit-il ici d’Alphonse V le Magnanime, appelé aussi le Sage (cf. Larousse, Petit Dictionnaire complet illustré, 134e édit., p. 862 ; ni le Grand Dictionnaire de Larousse, ni Michaud, ni Hœfer, etc., ne mentionnent ce surnom de « le Sage » appliqué à ce souverain), roi d’Aragon, de Naples et de Sicile (….-1458), dont il a été question tout à l’heure (p.  89, note) ; ou bien d’Alphonse X (et non V), également surnommé le Sage, (et Sabio, le Savant), roi de Castille et de Léon (1226-1284), à qui l’on attribue cet aveu, dépouillé de modestie, mais rempli d’excellentes intentions : « Si le Père éternel avait daigné me consulter quand il a créé le monde, je lui aurais certainement donné quelques bons conseils, et, à nous deux, nous aurions fait mieux que ce qu’il a fait tout seul » ? (Cf. Michaud, Biographie universelle ; Hœfer, Nouvelle Biographie ; etc.) Un autre Alphonse, roi d’Aragon (sans autre indication), « disait qu’entre toutes les choses que les hommes recherchent pendant leur vie, il n’y a rien de meilleur que d’avoir « de vieux bois pour brûler, de vieux vin pour boire, de vieux amis pour la société (pour causer), et de vieux livres pour lire. » (Un Libraire [P. Chaillot jeune), Manuel du libraire, du bibliothécaire…, p. 155.) Walter Scott (l’Antiquaire, chap. vi, p. 40 ; trad. Albert Montémont) attribue ce mot « au roi Alphonse de Castille », sans préciser non plus davantage, et comme s’il n’y avait eu qu’un seul roi de Castille du nom d’Alphonse. Selon M. Fertiault (les Amoureux du livre, p. 171), cette sentence, apologie du vieux bois, du vieux vin, des vieux amis et des vieux livres, émane d’ « Alphonse le Sage, roi d’Aragon ».  ↩